TARDE GABRIEL (1843-1904)
Les lois de l'imitation
La fascination exercée par les sciences exactes sur la sociologie naissante a été critiquée par Tarde. Il leur a néanmoins emprunté de nombreux exemples et n'a pas cessé d'affirmer que l'étude des faits sociaux doit aboutir à la formulation de lois d'une certitude mathématique. Sans doute aussi a-t-il dénoncé comme un leurre de la sociologie la construction de systèmes de type comtien. Mais c'est dans la recherche de lois générales qui régissent les sociétés et leur devenir historique que lui-même s'est engagé.
Une conception unitaire de la science préside à l'énoncé de quelques principes fondamentaux. L'adaptation, la répétition, l'opposition sont les trois formes caractéristiques des phénomènes qu'examinent la physique, la biologie et la science sociale. Les idées d'accumulation et d'irréversibilité, de multiplication indéfinie et de sélection leur sont respectivement associées. Pour chacune des sciences concernées, la répétition consiste spécifiquement en ondulation, génération, imitation, comme l'invention, d'une part, la concurrence et la guerre, d'autre part, sont les formes que prennent dans la société l'adaptation et l'opposition.
S'agissant de l'invention, Tarde a reconnu en avoir disserté moins précisément que de l'imitation. Aussi y est-il revenu en 1902 dans un article où il la donne à voir comme le moteur de l'évolution sociale. C'est d'ailleurs dans cette perspective qu'il a toujours considéré inventions et découvertes en liaison avec leur rayonnement, l'ordre et les conditions de leur apparition, accumulation ou substitution. S'autorisant des travaux de F. Galton, il a surtout insisté sur le génie inventif de l'individu.
En ce qui concerne l'opposition universelle, l'ouvrage qui lui est consacré en 1897 est, de l'aveu même de son auteur, une promenade de l'esprit. La conclusion de l'inventaire des contraires qu'il renferme reflète bien l'irénisme de Tarde : la lutte n'est pas nécessaire à l'harmonie finale du monde. Un identique souci d'intégration caractérise un de ses premiers écrits, « La Variation universelle », publié en 1895 dans les Essais et mélanges sociologiques, où figure aussi son article « Monadologie et sociologie » (1893).
On retrouve dans Les Lois de l'imitation la même conception pacifiée des rapports sociaux, en complète rupture avec la stratégie d'affrontement du matérialisme historique. Si se civiliser c'est « sympathiser chaque jour davantage », la société idéale pourra être fondée sur le déploiement des sympathies. Cette évocation d'une harmonie finale des intérêts, de l'unanime convergence vers un grand pôle imaginaire, sorte de foyer virtuel des désirs, renvoie, en fait, à la genèse du lien social selon Tarde.
Qu'est-ce que la société ? L'imitation. Qu'est-ce que l'imitation ? La suggestion, une espèce de somnambulisme qui fait de la société un cauchemar collectif. L'état social, comme l'état hypnotique décrit par Bernheim, Richet, Delbœuf..., n'est qu'une forme de rêve. Ici, comme chez Freud plus tard, tout commence par le père et finit par la masse. Figure fascinante, le père est le premier maître ; et le chef fascine non par la force qu'il détient mais par la polarisation inconsciente du désir et de la foi qu'il réalise. Il incarne le moi social et monopolise la gloire. D'où le prestige dont il est investi et l'admiration qu'il suscite : l'éclat de la supériorité commande l'obéissance et l'imitation. Celle-ci est donc « le rapport social élémentaire » à partir duquel l'assimilation des individus « par contagion imitative » multiplie les copies d'un même modèle.[...]
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Écrit par
- Bernard VALADE
: professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de
L'Année sociologique
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