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BOUTHOUL GASTON (1896-1980)

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Juriste et sociologue, docteur en droit et docteur ès lettres, Gaston Bouthoul aurait pu s'engager dans une carrière universitaire classique qui eût été assurément brillante. Mais ce non-conformiste tranquille a craint d'aliéner ainsi une trop grande part de sa liberté. Entré au barreau (il fut notamment l'avocat d'Henri Langlois, directeur de la Cinémathèque), il n'en a pas moins utilisé ses dons pédagogiques en enseignant à l'École des hautes études sociales. Cependant, l'essentiel de son œuvre est ailleurs, dans cette vingtaine de livres et ces innombrables articles qu'il a consacrés à la discipline dont le nom restera associé au sien : la polémologie. Ce nom de polémologie, c'est Bouthoul lui-même qui l'a forgé pour désigner une branche des sciences sociales dont il s'est attaché à définir l'objet et les méthodes. On comprend mieux les raisons et la nature de cette création si l'on se rappelle le désenchantement durable que le second conflit mondial avait laissé dans les esprits des pacifistes. Les élans du cœur les objurgations de la morale, les professions de foi iréniques qui avaient surabondé après 1918 dans les milieux de la S.D.N. et dans l'opinion des nations démocratiques, tout avait basculé dans les affrontements, les dévastations et les tueries de la Seconde Guerre mondiale.

Doué d'une vive sensibilité, mais formé aux méthodes positives de l'école de Durkheim, Bouthoul a cherché, pour préserver la paix, une méthode plus efficace que les colères et les adjurations du pacifisme. Il a compris qu'il fallait d'abord désacraliser la guerre, lui enlever cette aura de surnaturel – diabolique ou divin – qui empêche de la regarder en face longuement, froidement, sans en être fasciné.

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Il a donc voulu observer en savant le « phénomène guerre ». Très vite, il est parvenu à l'idée que l'alternance constante de la guerre et de la paix dans l'histoire des sociétés humaines ne pouvait être due au hasard, non plus qu'à la malignité des gouvernants ou à la méchanceté des peuples. Cette répétition indéfinie signifiait à ses yeux que la guerre n'était pas absurde, qu'elle recelait un logos, qu'elle avait une raison d'être et exerçait une fonction. Quelle fonction ? Ici, une simple application de la méthode des résidus suggérait à Bouthoul la réponse. La guerre enrichit ou appauvrit, elle abat les régimes ou elle les consolide ; elle peut répandre la civilisation ou l'éteindre. Un seul de ses effets survient infailliblement, c'est qu'elle tue. La fonction de la guerre semble donc bien être la régulation démographique. L'idée avait été développée par le stoïcien Chrysippe, qui y admirait un aspect de la parfaite harmonie de l'Univers. Bouthoul était trop humain pour tirer de sa découverte de semblables satisfactions. Il en fut au contraire si abattu qu'il donna pour un temps une orientation différente à ses recherches. Mais une autre pensée lui permit d'envisager l'âpre vérité sous un jour moins désespérant : la prise de conscience des déterminismes particuliers peut être un moyen d'échapper au déterminisme absolu. Ainsi, c'est lorsqu'on a accepté de voir que la guerre a une fonction que l'on peut espérer la vaincre en lui trouvant un substitut plus rationnel et moins onéreux. Ce substitut, c'est ce que Bouthoul a appelé le « désarmement démographique », en d'autres termes le maintien du niveau de la population en deçà du point où il provoque inéluctablement des « tensions belligènes ». Tout le problème est évidemment de déterminer quel est ce point. Bouthoul a proposé sa solution dans un de ses livres les plus techniques, La Surpopulation dans le monde (1958). Refusant la notion d'optimum de population, à laquelle il reproche d'être à la fois statique et a priori, il lui substitue la notion « relativiste et a posteriori » de surpopulation. « Tout se passe comme s'il y avait surpopulation », selon lui, dans les trois cas suivants : stagnation du niveau de vie coincidant avec une hausse de la production, baisse du niveau de vie et production stationnaire, baisse du niveau de vie et production en progrès. Encore faut-il ajouter à ces facteurs démo-économiques des facteurs psychologiques, particulièrement importants à l'époque des mass media. Bouthoul considère, en effet, que « lorsque, sous l'influence de l'imitation, il existe dans une population une très forte aspiration à adopter un niveau de vie plus élevé, cette aspiration, à elle seule, équivaut à une brusque hausse de la population ». Une fois la surpopulation constatée, encore faut-il trouver les moyens de la réduire, sans laisser opérer ce remède atroce qu'est la guerre. Le seul qu'on puisse humainement proposer, c'est la limitation des naissances. Logique avec lui-même, Bouthoul en était un partisan convaincu. Aussi n'a-t-il pas manqué de se heurter à l'argument classique des « populationnistes » : le vieillissement inéluctable d'une population qui ne progresse pas.

Ces idées, Bouthoul n'a cessé de travailler à les répandre, depuis un article « Sur les fonctions présumées et la périodicité des guerres », paru dans la Revue des sciences économiques de Liège en 1939. Elles occupent une place importante dans son Traité de sociologie (1952 ; 2e éd. 1968). Il leur a consacré des ouvrages de fond comme La Surpopulation dans le monde (1958) et le Traité de polémologie (1970). Mais il les a surtout fait connaître par une série de petits livres alertes dont les titres déjà faisaient mouche : Cent Millions de morts (1946), Huit Mille Traités de paix (1948), Sauver la guerre (1963), Avoir la paix (1967), L'Infanticide différé (1971), 1'un des plus riches avec son mélange original de graphiques austères et d'aphorismes à l'emporte-pièce.

Il est évident que le développement de cette discipline nouvelle – la polémologie – dépassait les forces d'un homme seul. Très vite, Bouthoul a eu l'idée de réunir autour de lui une équipe de chercheurs. Dès 1945, il créait 1'Institut français de polémologie (I.F.P.). Il a fallu attendre de longues années pour que cette fondation ait les moyens et le personnel lui permettant d'assurer une activité régulière. De 1966 à 1980, l'I.F.P. a rempli une double tâche : recherche fondamentale et publication des résultats dans deux revues, éditées sous la direction scientifique de Gaston Bouthoul, Guerres et Paix (de 1966 à 1970) et Études polémologiques (de 1970 à 1980). Il eût été paradoxal que la diffusion d'une science consacrée à la guerre – le phénomène international par excellence – s'arrêtât aux frontières. L'Institut fondé par Bouthoul a eu des émules à l'étranger. En même temps, les idées de la polémologie française rencontraient les thèses d'une discipline proche par ses buts mais fort différente dans ses méthodes : la Peace Research, connue dans les pays de langue allemande sous le nom de Friedersforschung. Malheureusement, I'I.F.P. n'a jamais disposé des très importants moyens financiers que, par exemple, la République fédérale d'Allemagne a assurés à ses instituts de Friedensforschung.

— Hervé SAVON

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Écrit par

  • : docteur ès lettres, professeur à l'Université libre de Bruxelles

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