GÉNIE
À l'éloge réitéré depuis l'Antiquité jusqu'à la fin du xviie siècle du génie comme « divine ardeur », « fureur démoniaque », « sublime folie », « inspiration surhumaine », fait place au début du xviiie une description positive du genius, de ses causes et de sa nature. Un peu postérieure à la renaissance (grâce à la traduction que donna Boileau du Peri upsous en 1674) du concept de « sublime », une curieuse et nouvelle fortune du « génie » commença lorsque l'abbé Dubos, faisant, en 1719, la première tentative de physiologie de celui-ci, le conçut comme une « facilité » naturelle pour apprendre et inventer, facilité « que la crainte de mourir de faim ne peut donner ».
L'article paru en 1757 dans l'Encyclopédie et attribué à Diderot établit une nette distinction entre l'homme génial, dont il importe de faire la psychologie, voire la physiologie, et l'œuvre géniale, qui nous invite à une analyse critique, en particulier littéraire et picturale. Loin de s'accrocher à la matérialité des sensations et à l'objectivité des souvenirs, l'homme de génie trouve des motivations d'un autre ordre que le reste des hommes. L'universalisation de la sensibilité, l'amplification de la mémoire et de l'imagination, l'exaspération de la vision engendrent chez lui le désir de « donner corps aux fantômes » qui le hantent.
Diderot revient sur cette définition dans le Paradoxe sur le comédien, où la sensibilité apparaît comme faiblesse d'organisation, « affaire d'âme et non de jugement », bref comme une qualité des plus aisées à contrefaire et ne pouvant constituer l'apanage du génie. En outre, dans un texte de 1772, le travail de sublimation non seulement de la sensibilité, mais aussi de la fantaisie et de la vue est envisagé par Diderot sous une forme strictement négative. S'efforçant de définir cette « je ne sais quelle qualité d'âme particulière » qui est propre au génie, l'esthéticien ne trouve aucun terme qui lui convienne ; mais il évite cependant une réduction définitive au mystérieux physiologique dans la mesure où il dote le génie de « l'esprit observateur », qui possède lui-même quatre caractères : la spontanéité, la divination, la diversification, la faillibilité. Le génie est ce vrai « sixième sens » que cherchait Hutcheson ; il s'exerce sans contention, pour reprendre le terme de Dubos, diffère suivant les états, comme l'avait montré Saint-Évremond, et ne garantit pas des chutes, ainsi que l'avait souligné le pseudo-Longin.
Mais la notion essentielle mise en évidence par Diderot à propos du génie est celle de « modèle idéal », au moyen de laquelle l'abbé de Batteux tentait de dépasser l'opposition entre vérité dans la nature et vérité dans l'art : « Le génie, écrivait-il, ne doit pas imiter la nature telle qu'elle est » Diderot va plus loin : la place du génie n'est pas au théâtre, mais au parterre, parce que son rôle est de « saisir » et de « conserver » ces temps forts de la nature par lesquels, dans une improvisation heureuse, elle semble se dépasser elle-même. « Ce n'est pas que la pure nature n'ait ses moments sublimes, mais, s'il est quelqu'un sûr de saisir et conserver leur sublimité, c'est celui qui les aura pressentis d'imagination ou de génie, et qui les rendra de sang-froid. » Diderot disait du grand comédien : « Il n'est pas un avare, il est l'avare. » De même en va-t-il du génie, qui échappe à toute comparaison pour devenir modèle en son genre.
Dans la lignée de Diderot et du Sturm und Drang, Kant définit le génie comme « talent ou disposition innée par laquelle la nature donne des règles à l'art ». Stück Natur, comme disait Goethe,[...]
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Écrit par
- Baldine SAINT GIRONS : maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
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