GENRE ET HISTOIRE DE L'ART

Déconstruire les assignations binaires

Les années 1980 mettent fin à cette période de valorisation corporelle. Dans une période dominée par l’idéologie néo-libérale de Margaret Thatcher ou de Ronald Reagan, les artistes vont inventer de nouveaux usages symboliques de l’art en détournant la culture visuelle politique et publicitaire. Les représentations traditionnelles de la masculinité et de l’hétérosexualité dominante sont remises en cause. L’apparition du sida et la lenteur avec laquelle les autorités ont pris en compte la maladie suscitent des représentations qui témoignent de cette prise de conscience, telles les œuvres de David Wojnarowicz ou de Gran Fury.

Les théoriciennes postmodernes refusent l’identification aux expériences corporelles développées dans les années 1970 et tentent de déconstruire le plaisir que les hommes prennent aux représentations du corps des femmes. Influencées par la psychanalyse, un certain féminisme français (Hélène Cixous, Julia Kristeva, Luce Irigaray) et la linguistique, elles utilisent des stratégies de distanciation et de désidentification entre le public et l’image (voir, par exemple, les affiches de Barbara Kruger). La théoricienne britannique Laura Mulvey déconstruit les assignations de genre inhérentes au plaisir visuel cinématographique et montre que non seulement les identifications aux protagonistes d’un film diffèrent selon le sexe, mais qu’il existe également des marges de résistance à la norme et des divergences inhérentes à la sexualité du public. Mulvey étudie les présupposés des normes de réception et la structure « voyeuse » du regard à laquelle serait lié le plaisir hétérosexuel. Les artistes femmes occupent ainsi des positions différentes dans les politiques sexuelles du regard, ce que met en évidence la série photographique Untitled Film still (1977-1980) de Cindy Sherman. Ce renouvellement de la perspective féministe implique qu’il n’existe pas de correspondance automatique entre le genre et le sexe, car la dialectique masculin-féminin est réductrice et ce système binaire induit un système hiérarchique. La domination provient non seulement du patriarcat, mais aussi de l’hétérosexualité dominante.

Les œuvres mettent en scène la plasticité de ces catégories identitaires. Dans l’exposition Difference : On Representation and Sexuality (New Museum, New York ; 1984), Lisa Tickner analyse ainsi les relations entre la théorie postmoderne et la création par le biais d’artistes qui déconstruisent les discours dominants sur la sexualité, la classe, la subjectivité et les représentations de genre (Victor Burgin ou Mary Kelly). La déconstruction de l’identité féminine induit l’impossibilité de la représenter et le refus de la séduction. Les nus féminins disparaissent ainsi au profit d’images plus analytiques, de l’utilisation de textes et de sources orales qui appréhendent un sujet sous plusieurs angles, comme dans les œuvres de Marie Yates ou Jenny Holzer. Les analyses portent sur les rapports de subjectivité, de sexualité et de pouvoir dans les structures du savoir, car la féminité est un mode de la représentation qui forge l’idéologie de la différence des sexes. L’œuvre emblématiquede Mary Kelly, Post Partum Document (1973-1979), traite du moment clé de la constitution de la féminité qu’est la maternité, qui est conçue à l’intérieur de discours idéologiques spécifiques. Les photographies de Cindy Sherman tendent un miroir à la société et soulignent les influences sociales, culturelles, politiques et médiatiques qui formatent nos identités. De même, la fondation du collectif activiste des Guerrilla Girls, en 1985, pointe la responsabilité des structures privées et publiques du monde de l’art dans la perpétuation de la discrimination sexuée. Les créations visuelles opèrent ainsi des disjonctions dans les processus de codage culturel qui mettent en évidence[...]