GÉOMÉTRIE ALGÉBRIQUE
Article modifié le
Sous sa forme actuelle, la géométrie algébrique est une branche de l'algèbre relativement récente (cf. algèbre, dedekind). Pour « comprendre » les phénomènes d'intersection des courbes et des surfaces, il s'est révélé nécessaire d'élaborer des techniques compliquées qui se sont développées de manière abstraite et sont venues à leur tour enrichir d'autres domaines des mathématiques (théorie moderne des nombres, fonctions analytiques de plusieurs variables complexes, topologie algébrique) ; pour le profane, cet appareil mathématique peut sembler bien loin de l'« intuition géométrique » !
La géométrie algébrique est issue de l'étude des courbes algébriques du plan R2 ou de l'espace R3 et des surfaces algébriques de R3. Pendant le xviiie et le xixe siècle, on s'est aperçu qu'il était plus commode de modifier le problème en se plaçant dans le plan complexe C2 ou dans l'espace complexe C3 ; en effet, C est un corps algébriquement clos, de sorte que les courbes et les surfaces ont toujours « suffisamment » de points à coordonnées complexes, alors qu'il peut n'y avoir aucun point à coordonnées réelles (comme c'est le cas pour la courbe d'équation x2 + y2 + 1 = 0). On a observé aussi que certains énoncés intéressants n'étaient vrais que si l'on complétait les courbes et les surfaces par des « points à l'infini », se plaçant ainsi dans le plan projectif P2(C) ou dans l'espace projectif P3(C) ; les courbes ou les surfaces y sont définies par des équations polynomiales homogènes portant sur les coordonnées homogènes.
Cette diversité de points de vue (réel ou complexe, affine ou projectif) a dû être encore élargie lorsque la théorie des nombres a mis en évidence l'intérêt de l'étude des courbes algébriques définies sur des corps autres que R ou C, comme les corps finis ou les corps p-adiques ; la théorie des équations diophantiennes conduit même à considérer des courbes ou des ensembles algébriques définis sur un anneau tel que Z. Pendant la première moitié du xxe siècle, l'école allemande a développé la théorie des ensembles algébriques (de dimension quelconque) de l' espace affine kn ou de l' espace projectif Pn(k), k étant un corps de base algébriquement clos arbitraire.
Pour l'étude des propriétés intrinsèques d'un ensemble algébrique, il est plutôt gênant d'avoir à le considérer comme plongé dans un espace affine ou un espace projectif. Le problème se pose donc de définir des « variétés algébriques abstraites », non plongées dans kn ou Pn(k), un peu comme on définit des variétés différentiables indépendamment d'un plongement dans Rn en géométrie différentielle. De telles variétés abstraites ont été définies par A. Weil (1946). Une définition équivalente, plus simple et plus maniable se trouve dans l'article de J.-P. Serre, « Faisceaux algébriques cohérents » (1955) ; elle est inspirée de la théorie des espaces analytiques. Dans le présent article, nous donnerons la définition de Serre un peu élargie, en prenant comme corps de base un corps algébriquement clos. Le cas d'un corps de base non algébriquement clos, ou d'une base plus générale, s'exprime bien dans le cadre de la théorie des schémas de A. Grothendieck, qui généralise considérablement celle des variétés algébriques au sens de Serre en partant du même point de vue.
Ensembles algébriques
Soit k un corps de base algébriquement clos. Pour tout entier naturel n, l'espace affine kn est l'ensemble des suites (x1, x2, ..., xn) de n éléments de k ; on appelle ces n éléments les coordonnées du point x = (x1, x2, ..., xn) de kn. L'espace projectif Pn(k) est le quotient de kn+1 − {O}, complémentaire de l'origine O = (0, 0, ..., 0), par la relation d'équivalence qui identifie (x0, x1, ..., xn) à toute suite proportionnelle (tx0, tx1, ..., txn) (t élément non nul de k) ; on voit que les points Pn(k) sont les droites passant par O dans kn + 1, privées de O. Si un élément (x0, x1 ..., xn) de kn + 1 représente un point x de Pn(k), on dit que les coordonnées x0, x1, ..., xn de cet élément sont des coordonnées homogènes de x ; elles ne sont pas toutes nulles et sont définies à un facteur de proportionnalité près.
Une partie X de kn est un ensemble algébrique affine si c'est l'ensemble des zéros communs à des polynômesf1, f2, ..., fs par rapport aux coordonnées ; on dit que X est défini par les équations :

Un ensemble algébrique projectif dans Pn(k) est défini d'une manière analogue par des équations polynomiales homogènes par rapport aux coordonnées homogènes.
Applications régulières
Soient X ⊂ km et Y ⊂ kn des ensembles algébriques affines ; une application u de X dans Y est dite régulière si les coordonnées u1(x), u2(x), ..., un(x) de u(x) sont des fonctions polynomiales des coordonnées du point x de X. En particulier, les applications régulières de X dans k, encore appelées fonctions régulières sur X, sont les fonctions polynomiales des coordonnées d'un point de X ; elles forment un sous-anneau de l'anneau de toutes les applications de X dans k, et ce sous-anneau est visiblement isomorphe au quotient de l'anneau des polynômes k[T1, T2, ..., Tn]par l'idéal des polynômes qui s'annulent sur X.
Il est clair que la composée de deux applications régulières est une application régulière. En particulier, une application régulière u : X → Y définit un homomorphisme f ↦ f ∘ u, de l'anneau des fonctions régulières sur Y dans l'anneau des fonctions régulières sur X. Un isomorphisme d'un ensemble algébrique X sur un autre Y est une application bijective de X sur Y, qui est régulière ainsi que sa réciproque ; il définit un isomorphisme de l'anneau des fonctions régulières sur Y sur l'anneau des fonctions régulières sur X.
On trouvera ci-après quelques exemples d'applications régulières.
– Paramétrisation d'une parabole . Considérons l'application u de la droite k dans le plan k2 définie par u(t) = (t, t2). L'image u(k) est la parabole X d'équation y = x2, et u définit une bijection de k sur X, réciproque de l'application (x, y) ↦ x ; on a donc un isomorphisme de la droite k sur la parabole X.
– Cissoïde. L'application v : t ↦ (t2, t3) de k dans k2 est aussi une application régulière. Elle applique la droite k bijectivement sur son image, qui est la « parabole semi-cubique » (ou cissoïde) Y d'équation y2 = x3 ; mais ce n'est pas un isomorphisme de k sur Y, car la bijection réciproque v′, définie par v′(x, y) = y/x si x ≠ 0 et v′(0, 0) = 0 n'est pas une application régulière. En fait on peut montrer que la cissoïde Y n'est pas isomorphe à une droite en observant que son anneau de fonctions régulières n'est pas intégralement clos (la fraction z = y/x vérifie l'équation z2 = x, donc est entière sur cet anneau, sans y appartenir, cf. anneaux commutatifs), et ne peut par suite être isomorphe à l'anneau k[T] des fonctions régulières sur k.
– Paraboloïde. L'application rationnelle (x, y) ↦ (x, y, xy) du plan k2 dans l'espace k3 définit un isomorphisme du plan sur le paraboloïde d'équation z = xy.
Pour définir les applications régulières d'un ensemble algébrique projectif X ⊂ Pm(k) dans un autre Y ⊂ Pn(k), on procède de la même façon. Une application u de X dans Y est régulière si les coordonnées homogènes de u(x) peuvent s'exprimer par des polynômes homogènes u0, u1, ..., un, tous de même degré par rapport aux coordonnées homogènes de x ; notons que ces polynômes ne peuvent s'annuler simultanément pour x ∈ X. Si maintenant X ⊂ km est affine et Y ⊂ Pn(k) est projectif, les applications régulières de X dans Y sont définies en donnant les coordonnées homogènes sur Y comme fonctions polynomiales (ne s'annulant pas simultanément) des coordonnées sur X ; quant aux applications régulières de Y dans X, ce sont les applications constantes (les polynômes homogènes de degré 0 sont les seuls à être constants sur chaque droite issue de l'origine dans kn+1).
Par exemple, l'application αn de kn dans Pn(k) qui transforme (x1, x2, ..., xn) en le point de coordonnées homogènes (1, x1, ..., xn) est régulière ; elle définit une bijection de kn sur le complémentaire de l'hyperplan d'équation homogène x0 = 0 dans Pn(k). Tout ensemble algébrique X de kn s'identifie par αn à la partie d'un ensemble algébrique X̄ de Pn(k) où x0 ≠ 0 ; si les équations de X̄ sont :


On peut généraliser l'exemple précédent et l'on peut ainsi définir pour tout couple (n, d) d'entiers naturels une application régulière de Pn(k) dans Pe(k) dans laquelle e = (n + 1)(n + 2)... (n + d)/d ! − 1, de manière à obtenir un isomorphisme de Pn(k) sur un ensemble algébrique Vn,d dans Pe(k) (la variété de Veronese) ; les coordonnées homogènes du transformé de x sont tous les monômes de degré d par rapport aux coordonnées homogènes de x.
Applications rationnelles
En remplaçant les polynômes par des fractions rationnelles dans tout ce qui précède, on obtient des « applications » non partout définies en général (car les dénominateurs peuvent s'annuler ; il y a donc un abus de langage à parler d'applications) ; ce sont les applications rationnelles. Nous ne donnons de définition précise que dans le cas des fonctions rationnelles (applications rationnelles à valeur dans k). Considérons d'abord un ensemble algébrique affine X dans kn ; une fonction rationnelle f sur X est définie par une fraction P/Q ∈ k(T1, T2, ..., Tn), dont le dénominateur ne s'annule pas identiquement sur X ; c'est l'application x ↦ P(x)/Q(x) de l'ensemble U = {x ∈ X | Q(x) ≠ 0} dans k. De même, pour définir une fonction rationnelle sur un ensemble algébrique projectif X ⊂ Pn(k) on prend une fraction P/Q en coordonnées homogènes, avec P et Q homogènes de même degré (pour avoir une fonction constante sur les droites issues de O dans kn+1) et Q non identiquement nul sur X.
La composée de deux applications rationnelles f de X dans Y et g de Y dans Z peut se définir si l'ensemble des points x de X tels que f soit définie en x et g en f(x) n'est contenu dans aucun ensemble algébrique strictement plus petit que X ; c'est encore une application rationnelle. Une équivalence birationnelle entre X et Y est un couple (u, v) où u est une application rationnelle de X dans Y et v une application rationnelle de Y dans X, les composés v ∘ u et u ∘ v étant les applications identiques de X et Y respectivement.
Par exemple (x, y) ↦ y/x est une fonction rationnelle dans le plan k2, définie dans le complémentaire de la droite d'équation x = 0. Sa restriction à la courbe d'équation y2 = x3 est une fonction rationnelle définie en dehors de l'origine ; on voit que la cissoïde est birationnellement équivalente à la droite (sans lui être isomorphe ; cf. exemple supra et ). D'une manière générale, on dit qu'une courbe algébrique est unicursale si elle est birationnellement équivalente à la droite k (cf. courbes algébriques). Les fractions x1/x0, x2/x0, ..., xn/x0 définissent une application rationnelle de Pn(k) dans kn ; cette application est définie dans le complémentaire de l'hyperplan d'équation homogène x0 = 0 et donne (avec αn ; cf. supra) une équivalence birationnelle entre Pn(k) et kn. De même, tout ensemble algébrique affine est birationnellement équivalent à sa complétion projective.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Christian HOUZEL : directeur de recherche au C.N.R.S., professeur à l'université de Paris-VIII-Denis-Diderot
Classification
Médias
Autres références
-
ALGÈBRE
- Écrit par Jean-Luc VERLEY
- 7 145 mots
Il n'est pas question même d'esquisser ici l'histoire de lagéométrie algébrique, qui était au départ l'étude des courbes algébriques, et qui, sous sa forme actuelle, la théorie des schémas, due au mathématicien français A. Grothendieck, est devenue une des branches les plus abstraites et... -
CASTELNUOVO GUIDO (1865-1952)
- Écrit par Jean-Luc VERLEY
- 342 mots
Mathématicien italien dont les travaux ont porté principalement sur la géométrie algébrique. Né à Venise, Castelnuovo fut l'élève de Véronèse à Padoue ; assistant à Turin, il eut avec C. Segre de nombreux entretiens d'où devait sortir l'exposé de la géométrie sur une courbe algébrique, publié...
-
CHEVALLEY CLAUDE (1909-1984)
- Écrit par Jean DIEUDONNÉ
- 260 mots
Fils d'ambassadeur, né à Johannesburg, Chevalley a fait la plus grande partie de ses études à Paris, où il fut élève de l'École normale supérieure, de 1926 à 1929. Il a enseigné à l'université de Rennes, puis aux États-Unis, aux universités de Princeton et de Columbia (New York). Il termina...
-
CLEBSCH RUDOLF FRIEDRICH ALFRED (1833-1872)
- Écrit par Jeanne PEIFFER
- 836 mots
Le mathématicien allemand Rudolf Friedrich Alfred Clebsch est né le 19 janvier 1833 à Königsberg (auj. Kaliningrad) et mort le 7 novembre 1872 à Göttingen. Il fit ses études à l'université de sa ville natale (1850-1854). Quoique Jacobi ne donnât plus de cours, l'école qu'il avait fondée...
- Afficher les 35 références
Voir aussi
- MAXIMAL IDÉAL
- KRULL THÉORÈME DE
- LOCAL ANNEAU
- GERMES ALGÈBRE DES
- ISOMORPHISME, mathématiques
- ALGÈBRES
- POLYNOMIALE FONCTION
- CODIMENSION, mathématiques
- GROUPE ALGÉBRIQUE
- CÔNE
- PARABOLE, mathématiques
- PARABOLOÏDE
- HILBERT THÉORÈME DES ZÉROS DE
- FIBRÉ, mathématiques
- ENSEMBLE ALGÉBRIQUE
- CISSOÏDE
- ÉQUIVALENCE BIRATIONNELLE
- ESPACE LOCALEMENT ANNELÉ
- DIMENSION D'UNE VARIÉTÉ
- COHOMOLOGIE
- EULER-POINCARÉ CARACTÉRISTIQUE D'
- APPLICATION RATIONNELLE
- VARIÉTÉ ALGÉBRIQUE
- VARIÉTÉ ABÉLIENNE
- APPLICATION RÉGULIÈRE
- ZARISKI TOPOLOGIE DE
- VARIÉTÉ ALGÉBRIQUE SÉPARÉE
- SEGRE MORPHISME DE
- ZARISKI THÉORÈME PRINCIPAL DE
- TOPOLOGIE ALGÉBRIQUE
- RIEMANN-ROCH THÉORÈME DE
- MORPHISME
- ESPACE ANALYTIQUE
- POINT RÉGULIER
- INTERSECTION, mathématique
- CHERN CLASSES DE
- TOPOLOGIE PRODUIT
- REVÊTEMENTS, mathématiques
- SOUS-VARIÉTÉ, mathématiques
- FAISCEAUX, mathématiques
- CYCLE, topologie
- CORPS ALGÉBRIQUEMENT CLOS
- VARIÉTÉ ALGÉBRIQUE AFFINE
- COORDONNÉES HOMOGÈNES