GÉOMÉTRIE DES PASSIONS (R. Bodei) Fiche de lecture
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Géométrie des passions est la version française d'un essai du philosophe Remo Bodei paru en Italie il y a six ans, en 1991 (traduction de Marilène Raiola, aux Presses universitaires de France). Son sous-titre, Peur, espoir, bonheur : de la philosophieà l'usage politique, en définit l'espace et les enjeux.
L'auteur – né à Cagliari en 1938, enseignant à l'université de Pise ainsi qu'à l'étranger – nous propose à la fois une archéologie des passions, considérées par une bonne partie de la philosophie comme ennemies de la raison, et une analyse de leur usage politique en tant que fins assignées à la cité permettant à chacun de vivre heureux. Les foyers de l'ellipse qui constitue cette géométrie sont d'une part Descartes et Spinoza, opposés à l'ascétisme stoïcien et, d'autre part, l'institutionnalisation de la peur et des « pratiques théoriques du jacobinisme ». Un des buts de l'auteur est, à l'instar de Spinoza, « d'abattre la double cloison qui divise traditionnellement d'un côté les passions et la raison, et, de l'autre, l'instabilité des masses et la “sérénité” du sage ». La maîtrise des passions, désignées encore par Kant, selon une filiation stoïcienne, comme « maladies de l'âme », a pu représenter sans doute un idéal, mais elle a eu des conséquences ruineuses pour les individus en ce qu'elle leur demandait de renoncer à ce qui fait leur « puissance d'exister ». La raison, lorsqu'elle prétend vouloir dominer ce qu'elle considère comme son autre, doit user de stratégies dont l'histoire de la philosophie fournit, de Platon au seuil de la modernité, de nombreuses variantes. Les trois premières parties de l'ouvrage en retracent avec érudition et finesse la genèse. Ainsi, chez Platon, la division de l'âme en une partie rationnelle et une partie irrationnelle est soumise à des tensions qui doivent être réglées à partir d'une connaissance des rapports entre ces deux parties. Les « parties désirantes de l'âme », en tant que sources du mal, doivent être combattues par la partie rationnelle qui aura pour but de nous acheminer vers la sagesse. Chez les stoïciens, l'opposition entre désir et raison se radicalise, la passion n'est que « distorsion de la raison », le ver est dans le fruit, la raison malade doit s'autocorriger grâce à des techniques ascétiques que seul le sage pourra parvenir à maîtriser. Descartes, à qui est consacré un beau chapitre, ne fut pas stoïcien, contrairement à ce qu'a prétendu toute une part de la tradition. Il y a chez lui un « bon usage des passions » : « L'usage de toutes les passions consiste en cela seul qu'elles disposent l'âme à vouloir les choses que la nature dicte nous estre utiles, et à persister en cette volonté » (Les Passions de l'âme, article 52). Spinoza élaborera une autre stratégie : ce qui compte, pour lui, « ce n'est pas de domestiquer – par procuration – les passions avec des moyens irrationnels, ni de les placer sous le contrôle d'une raison armée et fortifiée contre elle-même : il faut leur offrir une issue, en transformer l'énergie dissipatrice en activité finalisée vers le bien, en rendant les hommes plus sûrs et plus heureux ». Cette archéologie des passions ne constitue que l'un des axes de cet ouvrage qui a d'autres ambitions.
Les passions n'ont pas seulement intrigué les philosophes, elles sont aussi les ressorts de l'action, elles jouent un rôle fondamental non seulement dans la vie privée mais aussi dans la vie sociale. Si « rien de grand ne s'est fait sans passion » comme le dit Hegel, si les hommes agissent avant tout en fonction des intérêts qu'ils supputent, des profits immédiats qu'ils peuvent tirer de leurs paroles et plus encore de leurs actes, les passions furent le terrain privilégié des penseurs et des acteurs politiques. La Révolution française de 1789 fournit un moment privilégié, un quasi-laboratoire, pour analyser les jeux de forces passionnelles et rationnelles à l'œuvre lors de cette période de « remaniement vertigineux de perspectives et de valeurs ». Ainsi, les Jacobins seront-ils à la naissance de ce que l'auteur appelle des « mutants conceptuels », par exemple le « despotisme de la liberté », qui auront des conséquences sur toutes les conceptions révolutionnaires à venir. Ils créent, comme à leur insu, de nouvelles « constellations conceptuelles » qui transforment en profondeur les rapports entre passions (peur, espoir) et raison. L'universel demande des passions, la figure du sage, ironique et isolé, doit « s'immerger dans la lutte des factions opposées ». La raison devient « instrument autoritaire » qui finit par se retourner contre elle-même. En excellent connaisseur de Hegel et de Marx (voir son ouvrage, Le Prix de la liberté, éd. du Cerf, 1995), Remo Bodei sait que désirs et pouvoir sont intimement liés et que les passions, faute d'être en prise avec la réalité, ne peuvent que se retourner contre la raison et entraîner, pour reprendre les termes de Hegel, « la situation la plus effroyable et la plus cruelle ». La peur, institutionnalisée, entre au service d'une raison d'État qui, aux mains des révolutionnaires éclairés, doit assurer le règne de la liberté collective. Le conflit entre stoïcisme et épicurisme, qui mettait au cœur de la réflexion sur l'homme crainte et espoir, retrouve une nouvelle actualité : les Jacobins, en particulier Robespierre et Saint-Just, ne cherchèrent pas tant à « libérer les hommes de la crainte des dieux et de la mort », comme le souhaitaient les épicuriens tels d'Holbach ou Helvétius, qu'à les rendre serviteurs d'une vertu émancipée de l'antique souci de soi. La raison peut donc prendre légitimement en charge les passions « chaudes » (amitié pour le groupe, amour de la patrie, haine) afin de lutter contre les « froides » (liées à l'égoïsme et aux intérêts particuliers). Violence et raison se rencontrent dans l'espérance de voir se réaliser sur Terre les idéaux de liberté et de bonheur collectifs. Individualisme et pluralisme apparaissent comme les ennemis de l'unité du social ; la fraternité exige que soient sacrifiées les passions privées afin que se réalise « la perfection de l'absolu dans la relativité défaillante du contingent ».
Privilégier la sophia au détriment de la philia, comme l'a fait une bonne part de la philosophie, ou faire servir les passions à un idéal intransigeant et despotique, comme l'ont voulu les révolutionnaires, aboutit à un double échec que les sociétés démocratiques contemporaines auront du mal à surmonter. C'est à dépasser cette logique binaire et ruineuse entre passions et raison, individu et universel que cet ouvrage s'efforce de tendre. Les solutions du passé doivent être révisées. Il faut mettre en cause simultanément une éthique du sacrifice, refusant d'accorder leur place aux désirs, et une morale hédoniste, conduisant à un « dionysisme » débridé, au profit d'une éthique de la responsabilité qui reste à élaborer. Les solutions du passé, parmi lesquelles celle de Spinoza demeure la plus séduisante, ne peuvent répondre aux demandes de l'heure. Tout retour réactif à un ordre autoritairement établi sur une transcendance irait contre les conquêtes durement payées au cours de l'histoire par les hommes, mais toute négation de la libération des parts irrationnelles, et souvent asociales, de l'homme ne saurait que conforter les rêves les plus totalitaires que notre siècle a trop incarnés. Ce livre, d'une rare probité intellectuelle et morale, nous aide à y voir plus clair dans ce vieux conflit de la passion et de la raison inscrit au cœur de notre histoire.
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Écrit par
- Francis WYBRANDS : professeur de philosophie
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