SIMMEL GEORG (1858-1918)
Épistémologie et histoire
Les travaux épistémologiques de Simmel sur le problème de l'explication en histoire se situent dans le prolongement direct des principes résumés par la notion de sociologie « formelle ». La réalité historique est constituée par un fourmillement, insaisissable en tant que tel, d'actions individuelles. Pour rendre compte de la bataille de Marathon, il faudrait, à la limite, expliquer le comportement de tous les guerriers qui y participèrent. C'est là, bien entendu, une tâche impossible et qui, d'ailleurs, aboutirait à un résultat peu intéressant. C'est pourquoi ceux qui comme Ranke se proposent, pour échapper au piège de la rationalisation dans lequel sont tombés les philosophes de l'histoire, l'idéal réaliste de décrire l'histoire comme elle s'est effectivement déroulée (wie es eigentlich gervesen ist) n'ont pas une attitude moins métaphysique, selon Simmel, que leurs adversaires. L'histoire est toujours une reconstruction par laquelle l'historien rend le réel compréhensible en y projetant des « formes ». Si le réalisme est une position intenable, le point de vue opposé, celui des « philosophes de l'histoire » ou des historiens et sociologues qui prétendent découvrir des régularités macroscopiques – des « lois » – n'est pas davantage défendable. Il ne peut y avoir de régularités qu'au niveau psychologique ou plutôt microscopique. Ces régularités microscopiques font, pour parler comme Weber, qu'un observateur peut comprendre le comportement d'un acteur social, même s'il est éloigné de lui dans l'espace ou dans le temps. Au niveau macroscopique en revanche, il n'y a aucune raison de s'attendre à observer des régularités de validité « universelle », puisqu'on a affaire alors à des systèmes d'interaction complexes et composites dont la configuration varie d'un cas à l'autre.
Comme en sociologie, Simmel adopte, face au problème de l'explication historique, une attitude criticiste et relativiste d'inspiration clairement néo-kantienne : la connaissance historique peut être scientifique. Mais à une condition, celle de prendre conscience de ses limites et de voir qu'elle ne peut prétendre ni à la reproduction du réel, ni à une rationalisation du devenir historique par la mise en évidence d'introuvables régularités empiriques au niveau macroscopique.
La philosophie de l'argent fournit un excellent exemple de la manière dont ces principes épistémologiques sont mis en œuvre. Le point de départ de l'analyse peut être résumé par une question simple : quelles ont été les conséquences sociales de l'invention de ce moyen de paiement symbolique que représente l'argent ? La réponse consiste dans le développement d'une cascade de « modèles » où Simmel étudie les conséquences de l'introduction du numéraire dans une foule de situations. Le serf verse à son seigneur des prestations en travail et en nature contre le droit d'exploiter son lopin. Que la monnaie apparaisse dans ce système, elle va immédiatement perturber les relations entre les deux acteurs. Le premier verra immédiatement l'avantage qu'il aurait à s'acquitter en argent de ses dettes à l'égard du seigneur, car il pourrait alors déterminer lui-même les cultures auxquelles il souhaite se livrer ; tandis que, en l'absence de moyen symbolique d'échange, il est astreint à produire des quantités bien déterminées de légumes ou de blé. L'introduction du numéraire crée donc une situation de conflit potentiel entre le propriétaire et le tenancier. C'est pourquoi on a observé historiquement que les seigneurs avaient parfois résisté au paiement de la rente foncière en espèces. Ici, l'introduction de la monnaie comporte un effet non voulu, non recherché par les acteurs, même par ceux auxquels il[...]
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Écrit par
- Raymond BOUDON : membre de l'Académie des sciences morales et politiques, professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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