BERKELEY GEORGE (1685-1753)
Le « détour » immatérialiste
Il faudrait aborder la lecture de Berkeley en oubliant le commentaire quasi officiel qui a cherché longtemps à réduire deux étonnements. Le premier étonnement tenait à la fascination exercée par le principe « exister, c'est être perçu », principe à partir duquel les lecteurs avaient conclu à un idéalisme solipsiste radical. Le second étonnement tient à la Siris, si différente des premières œuvres : quel rapport pouvait-on établir entre les Principes – intervention chirurgicale qui devait extirper la matière du langage des savants – et la Siris – petit traité de médecine et de chimie coiffé d'une cosmologie néo-platonicienne ? L'hypothèse d'une évolution de Berkeley a semblé à certains une solution plausible : pour sortir de l'extravagance imputée à l'immatérialisme, Berkeley serait parti en voyage et serait revenu avec, dans ses bagages, un « platonisme » beaucoup plus traditionnel. D'autres commentateurs ont, au contraire, défendu la permanence de la « pensée de Berkeley », soutenant avec insistance que l'immatérialisme existait ne varietur, en surface ou en profondeur, dans toute l'œuvre. Or, que veut-on dire au juste quand on parle de la « philosophie de Berkeley » ou de son immatérialisme ?
On peut affirmer que, chez Berkeley, la philosophie était une façon de faire l'école buissonnière dans la libre pensée. Il s'ensuit qu'on doit entendre par « philosophie de Berkeley » exclusivement l'immatérialisme, c'est-à-dire la démonstration de la non-existence de la matière, selon une double argumentation : 1. le mot « matière » est dépourvu de sens ; 2. la notion de matière est contradictoire. Et, par « œuvre de Berkeley » on entendra, par contre, la totalité de ses écrits rapportés à leur visée principalement apologétique.
Ces définitions ne sont pas de l'ordre de la stipulation ; car, si l'on reconnaît généralement que toute l'œuvre de Berkeley est au service d'une unique vérité – en Dieu nous vivons, nous nous mouvons et avons notre être –, on devrait reconnaître aussi que sa philosophie était un moyen au service des Écritures saintes. Or la fin ne justifie pas les moyens et les moyens ne peuvent être confondus avec la fin qu'ils servent. Tel fut, précisément, l'immatérialisme, qui, de l'aveu de Berkeley, était un « détour » (ambages, dit-il) dans la théorie, le langage et la libre pensée, de la part d'un prélat pour lequel le primat de la pratique, du silence et de l'humble soumission ne fait aucun doute. Au reste, le microscope avait fourni à Berkeley le modèle d'une méthode matérialisée dans un instrument : l'inspection rapprochée des objets au microscope devenant un examen minutieux du sens des mots. Or, en dépit de son utilité pour les savants, le microscope était inutilisable dans la pratique courante. Bien plus, c'était, pour Berkeley, un instrument « impie », qui détruisait l'expérience harmonieuse instituée par Dieu : celle de la connexion régulière des données visuelles et tactiles. De même, l'immatérialisme pouvait être à la fois utile et dangereux et il possède dans l'œuvre de Berkeley une place relative et limitée. Il convient de le reconnaître sans faire, par avance, de la Siris la grille de lecture de l'œuvre totale.
L'analyse des Cahiers de notes et de la Nouvelle Théorie de la vision montre que, avec les Principes de 1710, Berkeley ne forge pas ses premières armes contre le scepticisme : à la suite de Pierre Bayle, la première hypothèse immatérialiste soulignait que les arguments mis en œuvre par les « nouveaux philosophes » pour montrer la subjectivité totale des « qualités secondes » (vue, odorat, goût...) s'appliquaient tout aussi bien aux « qualités premières » telles[...]
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Écrit par
- Geneviève BRYKMAN : agrégée de philosophie, docteur ès lettres, chargée de recherche au C.N.R.S.
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