ELIOT GEORGE (1819-1880)
La romancière
Scènes de la vie du clergé (1857-1858), Adam Bede (1859), Le Moulin sur la Floss (1860) et Silas Marner (1861) se succédèrent rapidement. Tous sont imprégnés de souvenirs d'enfance. Lieux, personnages, situations que l'auteur a connus ont servi de germe à ces œuvres, mais leur unité réside moins dans cette inspiration rurale commune que dans la préoccupation constante de la narratrice : exciter la sympathie du lecteur pour « les peines communes de gens bien ordinaires ». Tout en recréant avec humour et tendresse ce monde du passé qui fut le sien, la narratrice ne cesse par ses interventions de souligner que l'univers créé par elle obéit à sa seule loi. Il n'y a pas imitation mais construction cohérente. Comme elle le dira avec force à propos d'Adam Bede, « il n'y a pas un seul portrait, mais seulement ce qui m'a été suggéré par mon expérience personnelle et que j'ai élaboré pour former de nouvelles combinaisons ». L'étude de ces petites communautés campagnardes vivant encore en relative autarcie lui permet de montrer que les actions de chacun ont des répercussions inévitables sur les autres, que la destruction des illusions d'une laitière est aussi tragique que s'il s'agissait d'une grande dame, que les actions qui contribuent à rendre un peu meilleur le monde où nous vivons sont nobles même si leur auteur a des traits ridicules. Au-delà de la médiocrité d'une humanité imparfaite qu'elle peint avec l'honnêteté d'un peintre hollandais (la comparaison apparaît dans une longue profession de foi réaliste au chapitre xvii d'Adam Bede), George Eliot s'intéresse d'abord à ce qui fait selon elle la dignité humaine – le dépassement des intérêts égoïstes, le dévouement à l'autre – et le tragique de notre condition : la fragilité de notre volonté devant la tentation égoïste. Convaincue que, depuis toujours, les actions persévérantes de ceux qui obéissent « à la sublime impulsion de quelque devoir pénible à remplir » ont rendu le monde meilleur, George Eliot, tel un expérimentateur scientifique, crée des univers clos où elle vérifie sa théorie « mélioriste ». Sa grande réussite est d'y parvenir tout en créant l'illusion qu'elle décrit la réalité ou, pour reprendre ses propres mots, en donnant à voir un tableau et non une épure. À cet égard, l'évolution postérieure aux Scènes est révélatrice de la maîtrise croissante de l'auteur. Adam Bede est un magnifique tableau, mais la construction, l'artifice y sont visibles. Le Moulin gagne en intensité dramatique. L'évocation de l'enfance de Maggie, déchirée entre son aspiration au bien et ses impulsions destructrices, est un des sommets de l'œuvre. Dans Silas Marner, George Eliot parvient à fondre sans effort fable et morale, récit et symbolisme, écrivant ainsi une parabole sur la rédemption par l'amour du prochain, unique dans son œuvre. Son art n'a cessé jusque-là d'évoluer vers plus de rigueur, plus d'efficacité, mais il semble qu'elle ait désormais besoin, pour donner la mesure de ses qualités d'analyste, d'âmes plus complexes que celle du tisserand de Raveloe. Après les demi-réussites que furent Romola, roman historique qui se passe dans la Florence de Savonarole et pour lequel George Eliot réunit une documentation considérable, puis Felix Holt que dessert une intrigue obscure et compliquée, George Eliot écrivit un chef-d'œuvre incontesté, Middlemarch (1871-1872), puis Daniel Deronda (1876) qui a toujours pâti de la comparaison avec Middlemarch, mais dont l'intérêt dépasse l'étude de la condition féminine et du problème juif qui en sont les thèmes centraux, nouveaux pour l'époque.
Avec Middlemarch, George Eliot s'élève au sommet de son art[...]
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Écrit par
- Dominique JEAN : maître assistant de littérature anglaise à l'université de Paris-VIII
Classification
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