STEINER GEORGE (1929-2020)
« Les choses s'effritent, le centre ne tient plus. » Ce vers de Yeats résume le danger contre lequel l'œuvre de George Steiner fut un combat permanent, et la place et la tâche qu'il s'assigna : inlassablement reconstruire ce centre détruit, retisser les fils que la modernité s'attache à défaire. En un sens, le centre a définitivement disparu : c'est cette Europe centrale que les grandes catastrophes du xxe siècle se sont acharnées à démembrer.
Le survivant
« Juif d'Europe centrale » : c'est ainsi que Steiner se qualifie ; il est le survivant, mais aussi l'héritier de ce monde en cendres, dont il est difficile de surestimer l'importance pour notre culture – les trois noms que George Steiner aime à citer suffisent : Marx, Freud et Einstein. Mais Steiner n'est pas désespéré, ni même pessimiste. Car en un autre sens le centre, quoique menacé, tient toujours, et vaut la peine qu'on lutte pour sa sauvegarde. Chantre de la grande tradition de la littérature et de la pensée européennes, George Steiner défend une conception anglo-saxonne de la « tradition », c'est-à-dire d'un canon de la littérature, qui dans la culture postmoderne a pu apparaître un peu surannée. Mais, pour protéger le centre, il ne faut pas hésiter à aller à contre-courant et à s’efforcer de tout comprendre, tout intégrer. Là est sans doute la grandeur de Steiner : en nos temps de parcellisation du savoir, lui a choisi de se tenir au carrefour des langues (il en parle cinq, et en pratique trois avec la même compétence), des disciplines (il est romancier, critique littéraire notamment pour le New Yorker, et philosophe du langage) et des cultures (il dialogue avec Chomsky, n'ignore rien de la philosophie analytique anglo-saxonne, et célèbre en T. W. Adorno, E. Bloch, G. Lukács et W. Benjamin ses prédécesseurs et ses maîtres).
George Steiner se dit lui-même survivant. De la Shoah bien sûr. Il le doit à la prescience de son père, qui en 1924, devant la montée de l’antisémitisme, quitta Vienne pour Paris. C’est à Neuilly-sur-Seine que George Steiner est né le 21 avril 1929. Pendant la drôle de guerre, sa famille réussit à fuir vers les États-Unis. Cet exil met Steiner dans la même situation qu’Elias Canetti : trilingue dès sa plus tendre enfance, il fait ses études secondaires au Lycée français de New York, et ses études supérieures aux universités de Chicago, Yale et Oxford. L'anglais est devenu sa langue privilégiée d'écrivain, sa langue de romancier. Mais c'est au service de la communication entre les cultures, qui est l'essence de l'humanisme dont Steiner se réclame. Sa carrière universitaire en témoigne : après avoir enseigné à Princeton, il est à partir de 1961 fellow de Churchill College à Cambridge, et, de 1974 à 1994, professeur de littérature générale et comparée à l'université de Genève. Il meurt à Cambridge, le 3 février 2020.
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Écrit par
- Jean-Jacques LECERCLE : professeur de langue et littératures anglaises à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Média
Autres références
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LITTÉRATURE - La littérature comparée
- Écrit par Pierre BRUNEL
- 11 096 mots
- 2 médias
...mythocritique (Danièle Chauvin, Pierre Brunel, André Siganos), un ouvrage comme Le Roman de la conscience malheureuse (1982) de Philippe Chardin ouvrent la voie. C'est à George Steiner qu'il appartenait de définir mieux que quiconque la littérature comparée comme modalité de la critique quand il inaugura...