STEINER GEORGE (1929-2020)
Un « maître de lecture »
Tout penser, c'est aussi tout écrire. L'œuvre, importante par sa quantité, l'est aussi par sa diversité. Steiner est auteur de fictions (Le Transport de A.H., 1979, conte l'enlèvement, par des agents israéliens, d'un Hitler rescapé et réfugié dans la forêt amazonienne), critique littéraire (Les Antigones, 1986, est le dernier surgeon d'une longue réflexion sur la tragédie), philosophe du langage et de la traduction (Après Babel, 1975), et essayiste politique et historique, qui s'efforce depuis le début de répondre à cette question : comment cette Europe et en son sein cette Allemagne, qui ont su produire la culture la plus raffinée, ont-elles pu être, au moment même où cette culture avait atteint son niveau le plus brillant, le cadre de la plus inhumaine barbarie ? Tout penser, c'est aussi penser le totalitarisme. Au-delà du désir obsessionnel de tout comprendre, l'œuvre a un fil conducteur : chercher l'essence de l'humanité de l'homme dans son rapport au langage, mais analyser aussi la façon dont ce langage a pu dire et soutenir l'inhumain.
Steiner refuse de se considérer comme un maître à penser : il se voudrait, ce qui pour lui est plus important, « maître de lecture ». Toute son œuvre en effet est une célébration de l'activité humaine la plus haute : la compréhension, incarnée dans l'acte de lecture. C'est le sens de son attachement à la tradition littéraire, de son incessante reconstruction des valeurs littéraires, de sa défense des « grands » textes. Contre les critiques modernistes, structuralistes et post-structuralistes, qu'il lit néanmoins et combat (Réelles présences, 1989), tout en cherchant à les intégrer dans la tradition (son attitude sur ce point n'est donc nullement réactionnaire), Steiner est résolument herméneute.
Pour des raisons probablement historiques (un intérêt sans doute inspiré par les tragédies dont le peuple juif a été victime), cette tradition a pour Steiner un centre : la tragédie. C'est à elle qu'il consacra le premier livre qui le fit connaître à un large public (La Mort de la tragédie, 1961), c'est à elle qu'il revient avec cette somme qu'est Les Antigones. L'analyse comparative du mythe d'Antigone, de Sophocle jusqu'aux contemporains, est pour lui l'occasion d'une réflexion sur l'individu et l'État, l'ancien et le nouveau, l'homme et la femme. Abordant la question de la survivance des mythes par-delà les vicissitudes de l'histoire, Steiner propose une solution originale, dans laquelle le mythe qui persiste est celui qui reflète la structure du langage. Les mythes grecs ne sont si grands que parce qu'ils incarnent les oppositions fondamentales (genres, temps et modes) de nos systèmes linguistiques. Ce que nous avons hérité des Grecs, c'est d'abord une langue, dont les structures fondent nos métaphores, guident nos analogies, soutiennent nos abstractions et nos symboles. Langue et mythes se développent ensemble : les mythes sont du langage – mais c'est parce qu'ils sont dans le langage. Le critique littéraire ne peut dès lors éviter de se faire linguiste.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jean-Jacques LECERCLE : professeur de langue et littératures anglaises à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Média
Autres références
-
LITTÉRATURE - La littérature comparée
- Écrit par Pierre BRUNEL
- 11 096 mots
- 2 médias
...mythocritique (Danièle Chauvin, Pierre Brunel, André Siganos), un ouvrage comme Le Roman de la conscience malheureuse (1982) de Philippe Chardin ouvrent la voie. C'est à George Steiner qu'il appartenait de définir mieux que quiconque la littérature comparée comme modalité de la critique quand il inaugura...