STEINER GEORGE (1929-2020)
Une quête du sens
Si Steiner est philosophe, c'est par amour du langage – un amour dont témoigne Après Babel, qui n'est pas seulement une défense et illustration de la traduction, inter- et intralinguale, ni une remarquable synthèse des conceptions philosophiques et linguistiques contemporaines, mais aussi une réflexion personnelle sur la situation du plurilingue. Et c'est cette préoccupation pour le langage qui lui permet de jeter un pont entre ces deux univers philosophiques que tout sépare : la philosophie analytique anglo-saxonne, et les diverses théories « continentales ».
De ce côté-ci de la Manche, on trouvera chez Steiner un intérêt philosophique pour la poésie – si l'on s'intéresse au langage, c'est pour mieux comprendre son incarnation la plus haute, le poème – par quoi il reconnaît sa dette à l'égard de Heidegger. Il lui a d'ailleurs consacré un ouvrage d'introduction (Heidegger, 1976). Et il aime à citer la plus célèbre des maximes du philosophe, « L'homme se comporte comme s'il était le maître du langage, alors que c'est celui-ci qui le régente ». Ainsi, l'importance accordée au silence comme mode de communication (Langage et silence, 1967, est le titre de son premier recueil d'essais), l'insistance sur le langage intérieur – qui n'est pas langage privé – et surtout la conception « transcendantale » de l'acte poétique et l'admiration pour Hölderlin sont chez lui autant de traces de l'influence heideggérienne.
De l'autre côté de la Manche se pose la question du « sens du sens » (The Meaning of Meaning est le titre d'un ouvrage célèbre d'Ogden et Richards, qui date de 1923). De cette question logiciste, qui est au centre de ce que les Anglo-Saxons appellent theory of meaning (et qui pour eux est une branche essentielle de la philosophie), on passe toutefois assez vite à une quête herméneutique du sens du texte. Cela conduit Steiner à une théorie de la difficulté fondée sur une distinction entre quatre types de difficultés textuelles. La difficulté est contingente si elle est causée par une allusion, une obscurité, si le recours au dictionnaire peut l'éclaircir. Elle est modale si elle dépend du style ou du « climat de conscience » de l'auteur, si la stratégie d'écriture est suffisamment étrange pour nous déboussoler. Elle est tactique si elle fait l'objet d'un choix délibéré, par lequel l'auteur se protège. Elle est ontologique, enfin, si elle est due au fait que le langage et l'écriture littéraire ont perdu leur transparence originelle, si le contrat implicite entre auteur et lecteur a été rompu, l'air du temps ayant changé. La responsabilité de l'herméneute est de nous guider à travers ces difficultés jusqu'au sens. Car la quête du critique selon Steiner est bien quête du sens. Un de ses essais les plus connus, Réelles Présences. Les arts du sens défend, comme son titre l'indique, une conception théologique du sens – contre Jacques Derrida et la déconstruction, notamment – comme présence réelle immanente au texte. Contre théories du sens qui gomment la différence entre le texte et ses commentaires, et le réduisent à un pré-texte et à un intertexte, Steiner considère que c'est en fonction d'un postulat éthique que nous devons considérer qu'un texte fait sens, et que notre lecture doit être une lecture « comme si » : comme si tout texte devait avoir un sens, comme si toute œuvre d'art était l'incarnation de la présence réelle d'un être signifiant. Il est temps, nous dit Steiner, de rendre à la théologie, à qui nous avons emprunté l'essentiel de nos techniques d'interprétation textuelle, ce qu'elle a mis à notre disposition : la certitude que l'expérience que nous[...]
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Écrit par
- Jean-Jacques LECERCLE : professeur de langue et littératures anglaises à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Média
Autres références
-
LITTÉRATURE - La littérature comparée
- Écrit par Pierre BRUNEL
- 11 096 mots
- 2 médias
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