BERNANOS GEORGES (1888-1948)
Le romancier du visible et de l'invisible
Sans conteste, Sous le soleil de Satan, « roman de la vie spirituelle », suggérant « l'invisible par le visible », selon le mot de Léon Daudet (L'Action française, 7 avril 1926), comme les autres romans de l'auteur, s'inscrit dans une tradition – la fidélité aux dogmes catholiques – et dans un mouvement littéraire – le « renouveau catholique » de la fin du xixe siècle, ouvert par Huysmans et Verlaine, prolongé par Léon Bloy et Barbey d'Aurevilly. Le « réalisme du surnaturel », qui fait l'originalité profonde des romans bernanosiens, rappelle, dans une certaine mesure, le « matérialisme résolument spiritualiste » inspiré à Huysmans par La Crucifixion de Grünewald : c'est-à-dire une volonté d'appliquer à l'univers de l'âme et du spirituel le sens de l'observation, limité par Zola et les naturalistes au domaine des mœurs et de la vie en société. Mais Bernanos renouvelle l'esprit de cette tradition, comme l'esthétique de ce mouvement.
Son catholicisme repose avant tout sur le Christ, et sa vision du monde se révèle, par essence, « christique ». Que faut-il entendre par ce terme ? Une vision du monde selon laquelle la réalité première est le Christ, source même de la connaissance de Dieu et de nous-même, comme de l'épanouissement de l'homme. Une vision du monde selon laquelle le destin des personnages romanesques – surtout des prêtres – se calque sur celui de la tragédie du Christ.
C'est pourquoi se discernent, dans le récit bernanosien, tant de références et d'allusions à Jésus de Nazareth (La Joie), et les symboles christiques (la nuit, l'aube, la lumière, la croix, le sang, l'eau, les larmes) y tiennent un rôle important. C'est pourquoi les prêtres de Bernanos – Donissan (Sous le soleil de Satan), Chevance (L'Imposture), le curé d'Ambricourt (Journal d'un curé de campagne) –, mais aussi Chantal de Clergerie (La Joie), insèrent leur itinéraire intérieur dans le sillon tracé par le Christ. C'est pourquoi enfin l'œuvre romanesque de Bernanos évoque une immense métaphore de la Passion et de la Résurrection du Christ : la nuit de Gethsémani (la souffrance, l'angoisse, la mort), mais aussi l'aube radieuse de Pâques (le salut des pécheurs grâce aux souffrances du « saint »).
En véritable créateur de formes, Bernanos inscrit sa vision du monde dans une esthétique. La qualité, l'originalité de cette inscription dans la matière romanesque fondent son génie de romancier. Certes, en ce qui concerne l'emploi des temps, les procédés narratifs, le goût des dialogues et des portraits, le choix d'un cadre rural et provincial (en règle générale, l'Artois et le Pas-de-Calais ; la Normandie, pour La Joie, les Alpes, pour Un crime), la place importante accordée aux faits dramatiques – meurtres et suicides –, ses romans s'appuient sur les formes héritées du xixe siècle, mais ils ne s'y soumettent pas. Ils les dépassent en y introduisant un surnaturel évoqué de l'intérieur, par l'écriture même. Partant de Balzac, Bernanos s'élève au niveau de Dostoïevski. Ouvert sur une exploration de la « psychologie des profondeurs » – comme chez l'auteur de L'Idiot – ce surnaturel s'unit à une esthétique qui en suggère la réalité, au moyen de procédés d'écriture spécifiques : structure du récit, paysages, notations descriptives des visages, des mains, des regards, images, symboles et métaphores... Les personnages de Bernanos évoluent selon une ligne brisée, faite de réactions imprévues, contradictoires, en apparence incompréhensibles. Le temps romanesque est ici non celui de l'enchaînement, des rapports de causalité interne ordinaire, mais celui de la rupture entre les instants, grâce à[...]
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Écrit par
- Michel ESTÈVE : docteur ès lettres, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, critique de cinéma
Classification
Médias
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