GEORGES BRAQUE (C. Einstein)
Paradoxalement, Georges Braque n'est pas un livre sur le peintre, comme le souligne Liliane Meffre, biographe de l'historien de l'art allemandCarl Einstein (1885-1940), spécialiste de ses écrits et directrice de cette publication (traduction de Jean-Loup Korzilius, coll. Diptyque, éd. La Part de l'œil, Bruxelles, 2003). Il s'agit d'abord d'une théorie puissante de la relation du spectateur au tableau, qui prend en compte les conditions de perception de l'œuvre et sa richesse esthétique, mesurée à l'aune de la personne humaine. Toute œuvre, dit Einstein, se fonde sur son « rétrécissement organique » à « l'acte de voir ». Mais face au repli de l'œuvre sur elle-même comme totalité autonome et statique, l'auteur milite pour une ouverture au plus large éventail possible de sensations et de dispositions psychiques, jusqu'à intégrer la base optique initiale, dans une interaction complexe avec la totalité du psychisme.
Après avoir réduit l'esthète à un individu atteint d'une pathologie frappant ceux qui abordent le tableau comme un organisme clos et statique, Einstein refoule brutalement tout projet historiographique. Témoin privilégié, voire agent de la dégénérescence de la culture, l'historien de l'art participe d'une « normalisation bourgeoisement démocratique » ; il impose une « sélection rose bonbon » favorable aux œuvres normées, diffuse leur appréciation « comme „bibelots“ précieux ou rares », neutralise ce plan d'appréciation en occultant la résistance des œuvres à leur temps, etc. Einstein reproche à l'esthète comme à l'historien de l'art leur superficialité, leur incapacité à rendre compte des « noces spirituelles » que promettent les œuvres. Il préconise une véritable conversion théorique à une sociologie ou ethnologie de l'art qui évalue celui-ci « non plus comme une fin en soi, mais comme un moyen vivant et magique ». Conversion épistémologique dépassant le statisme historico-esthétique, mais aussi éthique, pour redonner aux tableaux qui le méritent leur signification profonde et vivante.
Braque ne servirait qu'à exemplifier cette théorie, si son œuvre n'était exemplaire. « Percement de la tradition », elle participe du « nouvel état d'esprit » du cubisme, « l'effort le plus important depuis des siècles pour redéfinir le réel selon des critères optiques ». L'impressionnisme a échoué à se soustraire à la dégénérescence décorative de l'art. Braque et le cubisme, en instaurant une rupture salutaire, retrouvent la véritable vocation de ce dernier, endormie dans l'embourgeoisement de l'autarcie esthétique, une vocation fondamentalement révolutionnaire. « Jamais je n'aurais parlé de Braque s'il n'était qu'un bon peintre », dit Einstein : son intérêt fut de proposer, outre des tableaux majeurs, une « réinvention du monde, de l'acte de voir et de l'espace ».
Se détachant du dogme de la perspective, les cubistes osèrent poser cette question de fond : « Comment l'espace devient-il part actuelle, ainsi que projection de notre action ? » Après avoir rompu avec l'équilibre classique, avec l'inhibition de l'inconscient, avec la séparation de l'objet et du sujet, avec le souci du détail et la religion du style, toutes facettes illustrant un rétrécissement de l'homme, ils s'employèrent à « démolir les objets », avant de chercher, pour retrouver « l'homme complexe », à porter la peinture hors d'elle-même, à la « dynamiser », en commençant par l'espace conçu comme « croisement entre l'homme et le monde ». Depuis Negerplastik (La Sculpture nègre, ouvrage publié à Leipzig en 1915), Einstein voue à l'espace un véritable culte. Contre[...]
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Écrit par
- Dominique CHATEAU : professeur des Universités
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