LA TOUR GEORGES DE (1593-1652)
Le « mystère La Tour »
Ce que le « cas » La Tour a de singulier, ce n'est point tant l'oubli dans lequel un si grand artiste est tombé au lendemain de sa mort que l'hiatus existant entre, d'une part, la dimension humaine et la portée spirituelle de l'œuvre et, d'autre part, la personnalité qui se dégage de certaines pièces d'archives : l'une d'elles, datée de 1626, fait état d'un paiement de la municipalité de Lunéville à un serrurier « pour avoir arraché la serrure du grenier La Tour, peintre, pour faire livrer les grains étant au dit grenier aux pauvres ». Bien que la prudence soit de mise dans l'interprétation de ce type de document, il n'est pas totalement exclu qu'on soit là en présence d'un cas de spéculation sur les grains, phénomène au demeurant assez répandu au xviie siècle, a fortiori en période de disette. Que La Tour fût soucieux de sa prospérité matérielle, tous les témoignages le concernant tendent à le confirmer : le fait qu'il soit mort « intestat » pourrait même être interprété en ce sens comme un acte manqué. Mais rien dans son œuvre – à moins qu'il ne faille considérer Le Tricheur (ou La Diseuse de bonne aventure) non comme une méditation morale sur le thème de l'Enfant prodigue mais comme un éloge de la duperie – ne laisse supposer qu'il fût en quelque sorte un « affameur ». Certes, le tempérament querelleur, la violence même de l'artiste qu'attestent successivement, en 1642, 1648 et 1650, trois « affaires » de coups de pied et de bâton arbitrairement administrés à des tiers transparaissent dans un tableau comme La Rixe, et toutes les œuvres diurnes, à l'exception des figures de saints, dévoilent, en dépit de leur résonance morale, un regard qui se pose sur le monde avec une ironie cruelle. Mais il en va différemment des nocturnes dont le recueillement et l'atmosphère quasi intemporelle sont souvent mis en relation avec la spiritualité franciscaine, voire avec la pastorale de Pierre Fourier, le saint curé de Mattaincourt, près de Lunéville, que La Tour ne pouvait pas ne pas connaître. À dire vrai, le contraste est si flagrant, la contradiction si grossière entre l'homme et son œuvre – peut-on en dire autant de Caravage, gentilhomme et mauvais garçon, paillard et assassin ? – qu'elle incite à poser, sur l'un et sur l'autre, un regard plus distant qu'on ne l'a fait jusqu'ici. Il n’est guère besoin au fond que La Tour fût si pieux pour avoir su répondre, dans un pays crucifié par la guerre, les épidémies et la famine, terrorisé par la résurgence de la sorcellerie et des pratiques les plus barbares, à la demande, sans doute générale, d'une peinture chargée de spiritualité ? L’acuité de son regard sur le monde, la singularité de sa vision et le brio de son métier de peintre lui suffisaient pour y parvenir.
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Écrit par
- Robert FOHR : historien de l'art
Classification
Médias
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