ENESCO GEORGES (1881-1955)
Un style « romantique et classique »
Le dévouement d'Enesco à la cause des autres musiciens, ses succès d'interprète qui lui permettaient d'agir matériellement en leur faveur (il avouait « détester son violon »), ont certainement nui à sa renommée de compositeur. Hormis les deux Rhapsodies roumaines et la 3e Sonate pour violon et piano, les œuvres d'Enesco sont rarement jouées. Pourtant, elles comptent parmi les plus originales de leur époque. Enesco a retenu de ses années de formation viennoise un sens profond de la construction. La variation, telle que la maîtrisait Brahms, prend chez lui une nouvelle dimension, continue. Les quatre mouvements de l'Octuor, conçus indépendamment les uns des autres, forment aussi les quatre parties d'un allégro : autre façon d'exploiter les idées cycliques qui préoccupent alors les compositeurs.
L'ascendance française d'Enesco restera omniprésente dans sa production. La France deviendra d'ailleurs sa patrie d'adoption. Il a assimilé la clarté de notre orchestration et de notre polyphonie. Mais celle-ci devient vite si complexe sous sa plume qu'il serait plus exact de parler d'hétérophonie, tant les éléments sont indépendants. La volonté de synthèse qui le caractérise a poussé Enesco vers le classicisme de nos formes (suite, menuet, bourrée, gigue) comme vers la finesse du langage impressionniste (Symphonie no 3). Mais, lorsque le néo-classicisme devient, au lendemain de la Première Guerre mondiale, un moyen de s'opposer au romantisme, il le refuse globalement, car il se considère comme « romantique et classique par instinct ».
Quant à sa démarche proprement roumaine, elle trouve dans la fusion de ces deux héritages le moule formel et les moyens d'expression idéaux. Le folklore brut, légèrement aménagé, des Rhapsodies roumaines est vite dépassé. Enesco assimile ses souvenirs d'enfance, les chants des lǎutari. Il les dégage des influences tziganes, reconstitue un langage, une atmosphère qui sont transcendés, sublimés dans sa musique. Les sources roumaines ne s'imposent pas toujours d'emblée. Elles sont souvent sous-jacentes, lointaines, se révélant, dans un lyrisme ou une nostalgie discrète, l'expression de la doina. L'atmosphère de la mélopée l'emporte sur l'ivresse rythmique de la rhapsodie : le Prélude à l'unisson de la 1re Suite pour orchestre (1903) en est le meilleur exemple, chant libre, sans harmonie, où tout repose sur les inflexions de la mélodie et sur l'expression. Cette mélopée trouve son épanouissement dans Œdipe et dans la 3e Sonate pour violon et piano, où, pour mieux assimiler les inflexions de la mélodie populaire roumaine, Enesco utilise des intervalles en quart et en tiers de ton, procédé que venait d'expérimenter Aloys Haba. Allant encore plus loin dans sa démarche, il adopte le parlando-rubato, voisin du Sprechgesang d'Arnold Schönberg, qui lui permet de trouver une nouvelle forme de récitatif s'adaptant aux impératifs d'une musique grecque imaginaire ou aux contours de la mélopée.
Cette approche de la musique trouve son fondement dans l'amour profond qu'Enesco portait à la nature. Jamais il n'a noté de thèmes populaires, comme Bartók ou Kodály. C'est un homme de la campagne dont les souvenirs de jeunesse resteront gravés à l'encre indélébile au plus profond de lui-même. Et, chaque été, lorsqu'il revient en Roumanie, il fuit la capitale pour se réfugier dans la maison familiale de Dohoroi ou dans les résidences de sa femme, à Tescani ou à Sinaia. Sa musique n'est jamais descriptive : la Suite villageoise, les Impressions d'enfance, Vox maris ou le poème symphonique inachevé La Voix de la nature (1935) sont autant d'évocations où se retrouvent les accents les plus sincères de sa nature propre.[...]
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Écrit par
- Alain PÂRIS : chef d'orchestre, musicologue, producteur à Radio-France
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