GURVITCH GEORGES (1894-1965)
La conception gurvitchienne de la sociologie
Après 1945, la sociologie française est désorganisée et discréditée par les discours concurrents du marxisme et ses dérivés (existentialisme, structuralisme...). Gurvitch s'efforce de la restaurer tout à la fois contre ce qu'il estime être l'empirisme non contrôlé de sociologues américains, l'inutilité de leurs productions théoriques – celles de Robert K. Merton et Talcott Parsons principalement –, et contre les programmes alternatifs de sociologues français concurrents – Jean Stoetzel et Georges Friedmann essentiellement – qui s'en inspirent plus ou moins. En ce sens, il perpétue une tradition de recherche d'inspiration philosophique héritée de la période précédente, en décalage avec l'émergence d'une sociologie plus appliquée, attentive à répondre à une certaine demande sociale émanant des instances étatiques, dans le contexte de reconstruction de l'après-guerre.
Le système de Gurvitch, hanté par les dangers du fascisme qu'il associe à la « technocratie » et à une vision figée du social, est une grille de lecture censée permettre d'observer la vie sociale à tous ses niveaux de réalité tout en en reconnaissant le caractère mouvant et évolutif. Du même coup, ce système se veut une tentative pour dépasser la question de la séparation entre individu et société, et résoudre le problème du lien entre théorie et pratique. Pour lui, la réalité sociale doit d'abord être comprise comme un ensemble de points d'observation étagés : les « paliers profondeurs » qui vont du plus facilement observable et du plus général, la surface morphologique de la société – c'est-à-dire son inscription dans l'espace –, à ce qui est le moins observable et le plus individualisé, ce que Gurvitch nomme les « états mentaux et psychiques des individus », pour autant qu'ils prennent naissance dans un cadre social qui les modèle. Entre les deux, on trouve des modes d'action et de pensée qu'il classe en partant des plus standardisés et codifiés – les organisations sociales ou « superstructures organisées » qui renferment des conduites préétablies et fixées selon des schémas rigides – aux plus imprévus et spontanés – les « idées et valeurs collectives », car le sociologue se doit aussi de scruter les significations envisagées, vécues ou désirées par les agents collectifs et individuels observés. Les paliers en profondeur doivent aussi être pensés comme s'interpénétrant et s'imprégnant mutuellement, si bien qu'ils sont l'enjeu de luttes et de tensions.
À cette vue étagée de la société se superposent des « phénomènes sociaux totaux », c'est-à-dire des ensembles d'attitudes collectives, qui peuvent « verticalement » passer d'un palier à l'autre, par exemple quand certaines dispositions nouvelles poussent des groupes à abandonner des rôles sociaux jusque-là considérés comme étant la norme, ou avoir une influence « horizontale » au sein d'un même palier, comme quand des groupes s'affrontent pour s'approprier certaines valeurs collectives. On les saisit donc dans leur mouvement à travers différents types de groupements dont ils sont le fondement – par exemple les classes sociales. Dans ces conditions, la sociologie peut se définir comme l'étude de la société en acte, soumise à de perpétuels mouvements de structuration et de déstructuration, la science des phénomènes sociaux totaux, c'est-à-dire de la réalité sociale prise à tous ses niveaux de réalité.
L'ambition démesurée de son système, sa prose aride et le caractère difficile de l'homme expliquent sans doute la désaffection dont la pensée de Gurvitch a été victime, et l'oubli relatif dans lequel il est tombé, malgré un regain d'intérêt depuis[...]
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Écrit par
- Jean-Christophe MARCEL : maître de conférences en sociologie
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