GEORGES PEREC (C. Burgelin) Fiche de lecture
L’énumération infinie : l’infra-ordinaire
Le manque est le premier pilier du travail perecquien, le faux le second. Ce qui a disparu, l’auteur le recrée, l’invente, comme il s’invente lui-même après avoir tout oublié de son enfance. Claude Burgelin tisse à travers l’ensemble de l’œuvre le fil qui court, depuis Le Condottiere, roman refusé, jusqu’à Un Cabinet d’amateur (1979). La fiction est le meilleur moyen de dire la vérité. Laquelle passe par des procédés comme l’énumération. Empruntée au Michel Strogoffde Jules Verne, l’épigraphe de La Vie mode d’emploi, « Regarde de tous tes yeux, regarde », est en ce sens une invitation. Le roman fourmille d’objets de toutes sortes, de tous usages, et les nommer traduit le désir d’exhaustivité éprouvé par le romancier. C’était déjà l’objectif de Lieux, dont on a un écho dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1982).
Dire le réel, dans sa simplicité enfantine, Perec l’accomplit aussi et surtout dans L’Infra-ordinaire (posthume, 1989) que Burgelin résume en évoquant une sorte de révolution copernicienne : « … Affirmant son refus de ce qui fait le fonds de commerce des médias, “l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire”, il prend à sa façon la proposition soixante-huitarde de “changer la vie” au sérieux. […] Ce qui se passe vraiment, c’est “le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel”, ce que nous ne savons ni décrire ni interroger. »Ces quelques pages ouvrent un vaste champ aussi bien aux écrivains qu’aux plasticiens ou sociologues. Elles transforment notre regard sur notre espace, sur notre société et sur la manière dont les médias peuvent raconter. Elles disent aussi l’importance que Perec attribue au minuscule, à l’insignifiant qui dessine, autant ou sinon plus que le visible, la trame d’une existence. « Interrogez vos papiers peints, vos petites cuillères ». La proposition semble ridicule. Prise à la lettre par une documentariste comme Ruth Zylberman dans Les Enfants du209 rue Saint-Maur, Paris Xe(2018), ou par l’écrivain Marcel Cohen dans Sur la Scène intérieure (2013), elle trouve sa dimension tragique.
Claude Burgelin, qui avait déjà consacré un essai à Perec en 1988, renouvelle l’approche que nous avons de l’écrivain en mettant en lumière ce que les livres feignent de cacher : « Qu’il s’agisse du patronyme, de ce qui arrime dans la transmission, de ce qui ancre dans des lieux et des temps, Perec a eu affaire à du troublé et de l’embrouillé. On ne s’étonnera pas de le voir rechercher en même temps ce qui simplifie … et ce qui rend complexe, labyrinthique, ce qui se révèle à multiples fonds. L’histoire de son cheminement obéit à ce double magnétisme – la netteté élémentaire, les trajectoires secrètes – qui oriente toute son écriture ».L’œuvre de Perec naît de cette « dislocation ». Il crée sans cesse pour ordonner et défaire : « recommencer à commencer, principe moteur de presque toute l’œuvre », écrit Burgelin. Lire Perec est toujours recommencer à le lire.
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Écrit par
- Norbert CZARNY : professeur agrégé de lettres modernes
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