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PEREC GEORGES (1936-1982)

L'artisan de l'absence

Georges Perec a peu publié d'œuvres en prose après La Vie mode d'emploi : Un cabinet d'amateur, longue nouvelle consacrée à l'étude d'une collection de tableaux doublement fictifs, et Récits d'Ellis Island, commentaire du film de Robert Bober où, pour la première fois, Perec parle assez longuement de sa judéïté. Il laisse un roman inachevé, « 53 jours ».

Dans son ensemble, l'œuvre de Perec nous frappe d'une part à cause de son abondance et de sa variété, d'autre part comme étant le fruit de moyens exceptionnellement stricts ; cela n'est pas moins vrai des premiers livres que de ceux qui suivent l'entrée de Perec à l'Oulipo : les « contraintes » sont seulement plus difficiles à définir. Il est important de comprendre que, chez Perec, l'abondance et la sévérité vont de pair ; en réalité, c'est la sévérité même qui autorise l'abondance. Tout écrivain résolu à transformer un monde dénué de sens par l'intermédiaire du langage devra affronter des questions telles que : « Où commencer ? De quel droit puis-je dire quoi que ce soit ? » La situation de Perec rendait ces questions particulièrement aiguës. Il était orphelin et juif, mais un juif pour qui la judéïté signifiait moins une communauté de langage et de croyance qu’« un silence, une absence, une mise en question, un flottement, une inquiétude... ». Être juif voulait dire « ne devoir la vie qu'au hasard et à l'exil ».

Devant un tel vide, Perec dut s'inventer un point de départ ; il choisit la contrainte. Ce choix l'a libéré du problème angoissant de l'expression (comment s'exprimer quand l'histoire vous a privé de voix ?). La parole était aux contraintes : elles portaient leur justification en elles, et ce qu'elles pouvaient dire était illimité. Dans La Disparition,livre fondamental dans l'œuvre de Perec par sa démonstration de la force productive de la contrainte, il s'explique : « ...il y a là, pour moi, quasi la Loi du roman d'aujourd'hui : pour avoir l'intuition d'un pouvoir imaginatif sans limitation [...] s'autonourrissant d'un surcroît colossal [...] il faut, sinon il suffit, qu'il n'y ait pas un mot qui soit fortuit [...] mais qu'a contrario tout mot soit produit sous la sanction d'un tamis contraignant, sous la sommation d'un canon absolu ! »

L'abondance de l'œuvre de Perec constitue, en elle-même, un « surcroît colossal » ; l'expression rappelle aussi son penchant chronique à collectionner et à répéter. Et ce penchant, qui l'entraîne non pas à l'accumulation gratuite mais bien plutôt à l'inclusion, n'était-il pas désir d'élargir le monde qu'il inventait ? L'assiduité de l’écrivain dans ce sens l'a conduit au foisonnement d'histoires de La Vie mode d'emploi, et elle a également donné naissance, dans plusieurs de ses livres, à des visions qui frôlent le délire : on pense aux mirages pantagruéliques des Choses, à l'invasion des monstres dans Un homme qui dort, au déferlement érotique des Revenentes, au monde des souterrains dans La Vie mode d'emploi.

Ces « délires », en perçant des trous béants dans l'étoffe de la fiction, nous rappellent à quel point cette fiction est fragile. Perec savait bien que, même s'il s'était donné corps et âme à la réinvention du monde par l'écriture, ce nouveau monde n'était pas moins condamné que celui dans lequel il est né : il enlevait au lecteur toute illusion à ce sujet. Ses livres aboutissent au vide, souvent à la mort. La fin de La Vie mode d'emploi est peut-être la plus bouleversante, où il nous est révélé que l'ensemble du livre tient dans l'instant de la mort de Bartlebooth.[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite de littérature française, université Lyon-II
  • : visiting lecturer, Columbia University, New York, membre de l'Ouvroir de littérature potentielle

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Média

Georges Perec - crédits : Louis Monier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Georges Perec

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