NERVAL GÉRARD DE (1808-1855)
La poursuite des chimères
Le mariage de Jenny Colon ne paraît pas avoir entraîné de bouleversement dans l'existence de Nerval : il demeure un bohème des lettres, tantôt dissipé, tantôt pressé par la nécessité d'assurer sa vie quotidienne ; il y parvient, plutôt mal, en écrivant pour des journaux, pour des libraires, pour des directeurs de théâtre. Un long travail intérieur, cependant, commence à s'accomplir en lui. Éloignée de son horizon terrestre, Jenny reste dans son souvenir, avec Sophie, comme une incarnation fragile de l'Éternel Féminin dont il poursuit la quête. Cependant, il se passionne pour les sciences occultes, s'initie au pythagorisme, à l'alchimie, médite sur le pouvoir des nombres ou sur les harmonies des couleurs, entretient en lui une fièvre de connaissance parfois délirante.
Après la mort de la comédienne, survenue en 1842, un voyage en Orient (1843) nourrit sa recherche exaltée. Aux nostalgies sentimentales et aux curiosités intellectuelles se mêlent des aspirations religieuses. En passant au large des côtes grecques, il évoque l'aventure de Francesco Colonna, devenu moine à la suite d'un désespoir d'amour, et qui, la nuit, « rejoignait en esprit la douce Polia aux saintes demeures de Cythérée ». Au pied des Pyramides, il pense aux joies de l'initié, admis après mainte épreuve à contempler la Déesse universelle, à la fois mère et amante, d'abord sous les traits évanescents de la femme aimée, puis sous l'aspect d'une Vierge éternelle. Au Liban, il s'intéresse à la religion des Druses et s'enflamme pour la fille d'un cheik. Dans toutes les mythologies, il découvre des symboles semblables : la Vénus païenne, l'Isis égyptienne, la Vierge chrétienne se confondent dans son imagination, comme se confondent dans son souvenir les créatures humaines qu'il a aimées.
Désormais, Nerval se voue délibérément aux recherches ésotériques. Il compose des monographies sur les « illuminés », ses frères, qui ont cherché, comme lui, en marge des dogmes, une Vérité et une Beauté idéales. Il collabore à des revues occultistes, Le Diable rouge, l'Almanach fantastique, Le Diable vert. Son exaltation spirituelle se nourrit d'innombrables lectures.
En 1851, l'édition définitive de la relation du Voyage en Orient s'enrichit de deux longs récits qui portent la marque de son obsession fondamentale. Dans l'Histoire du calife Hakem, le héros et son double Yousouf sont tous deux fascinés par une image de l'Éternel Féminin. Dans l'Histoire de la reine du matin, Adoniram, l'architecte de Salomon, qui, comme lui, « rêve toujours l'Impossible », et Balkis, reine de Saba, se reconnaissent destinés l'un à l'autre de toute éternité.
Ces fables érudites et passionnées témoignent du climat ordinaire où se meut la pensée de Nerval. Mais d'alarmants désordres viennent par moments la secouer. Interné une première fois, dès 1841, pour troubles mentaux, l'écrivain traverse encore des crises graves : en 1851, puis, à intervalles plus rapprochés, pendant les deux dernières années de sa vie. Au mois d'octobre 1854, il quitta la clinique du Dr Émile Blanche, à Passy, pour mener une existence cahotée. On le retrouva pendu, à l'aube du 26 janvier 1855, dans une ruelle parisienne. Un suicide est probable.
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Écrit par
- Pierre-Georges CASTEX : ancien élève de l'École normale supérieure, membre de l'Institut
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