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GERMINIE LACERTEUX, Edmond et Jules de Goncourt Fiche de lecture

Une écriture de la sensation

Seize ans après la publication de son premier article, et bien que ses relations avec les Goncourt n'aient cessé de se dégrader ‒ ces derniers allant jusqu’à accuser de plagiat l'auteur de L'Assommoir ‒, Zola aura encore, dans Les Romanciers naturalistes (1881),cette formule fameuse à propos de Germinie : « Le livre fait entrer le peuple dans le roman. » Une irruption jugée par beaucoup brutale, mais qui se trouvait en profonde résonance avec l'époque, sur fond de révolution industrielle, de philosophie positiviste et de naissance des sciences sociales. Car, si GerminieLacerteux peut être lu comme l'un des tout premiers romans naturalistes, c'est bien par ses emprunts à certaines disciplines scientifiques, comme la médecine et la biologie, appliquées à la vie sociale et psychologique. Pensé autant comme une « étude » (« l'étude qui suit est la clinique de l'Amour ») que comme une œuvre littéraire, précédé d'une sérieuse enquête documentaire, le roman semble déjà mettre en œuvre la méthode « expérimentale » exposée quelques années plus tard par Émile Zola.

Au reste, si le peuple entre bien ici dans la littérature, c'est sous la forme non d'un être collectif mais plutôt d'un « cas », et d'un « cas » féminin (après Sœur Philomène et Renée Mauperin, avant Manette Salomon, Madame Gervaisaiset La Fille Élisa). La déchéance de Germinie n'est nullement renvoyée à une quelconque « lutte des classes » ‒ ses bourreaux sont de son milieu, qui n'est d'ailleurs pas le monde ouvrier au sens strict mais plutôt celui de la domesticité, des petits commerçants et d'une certaine marginalité. Quant à sa relation avec Mlle de Varandeuil, elle est moins celle d'une bonne et de sa maîtresse que de deux femmes victimes, l'une de son père, l'autre de son amant.

La sensibilité particulière des Goncourt à la condition de la femme du peuple peut surprendre de la part de deux auteurs à la misogynie déclarée. La contradiction n'est qu'apparente. Comme on le verra plus tard chez Zola, peuple et femme sont en effet volontiers associés, et cette association dit beaucoup du regard ambigu sinon ambivalent que bien des romanciers du xixe siècle portent sur ces deux « espèces » (la référence zoologique est omniprésente) caractérisées, la plupart du temps, sur le mode pathologique de la névrose ‒ alcoolisme, mélancolie, hystérie, nymphomanie… ‒ par leur soumission au corps, aux sens et plus particulièrement à une sexualité envahissante (ce seront plus tard, chez Zola, Thérèse Raquin ou Nana)... Il y aurait beaucoup à dire sur cette vision et sur ce qu'elle charrie de préjugés et de fantasmes. Il reste que, paradoxalement, si son contenu tend aujourd'hui, à nous éloigner du livre, son traitement littéraire, lui, nous en rapproche. Au-delà des clichés et du paternalisme d'un autre âge, il nous offre des pages saisissantes de vérité, et nous permet ainsi d’appréhender le personnage de Germinie dans ce qu’il a de plus intime.

— Guy BELZANE

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