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BUFALINO GESUALDO (1920-1996)

Écrivain de Sicile, né à Comiso, Gesualdo Bufalino se dégagea dès la fin de son adolescence des inévitables influences postcarducciennes et du provincialisme insulaire grâce à la passion éprouvée pour le cinéma français de l'immédiat avant-guerre – Clair, Duvivier ou Renoir – et pour la traduction d'œuvres françaises et latines – ainsi les Fleurs du mal, qu'il avoue s'être d'abord amusé à retraduire en français, à partir de ses livres scolaires. Sa mobilisation en 1942 puis sa capture par les Allemands en 1943, suivie de son évasion, interrompent ses études universitaires. En 1944, atteint de la tuberculose, il est hospitalisé, d'abord à Scandiano où il peut puiser dans la bibliothèque personnelle du médecin, puis à Palerme où il guérit en 1946. Après la reprise de ses études, il ne quittera plus Comiso où il enseignera toute sa vie. C'est au moment de sa retraite qu'éclate ce qu'on a souvent nommé le « cas » Bufalino, avec la publication en 1981, et son couronnement par le prix Campiello, de Diceria dell'untore (Le Semeur de peste), un roman écrit depuis plus de dix ans, inspiré par son expérience personnelle de la maladie et de la « montagne magique », et destiné d'abord à ses proches : quelques naufragés de la phtisie, dont le narrateur qui s'éprendra là d'une danseuse juive au passé mystérieux, se retrouvent dans un vieux sanatorium de la Conque d'or, près de Palerme, île dans l'île et métaphore d'un monde de survivants, de « contrebandiers de la vie », auxquels l'histoire révèle ses abîmes dérisoires, la vie sa creuse théâtralité. La mémoire est le seul recours, la seule possibilité de résistance et la seule véritable durée, tout en étant minée par les tentations du folklorisme et du nihilisme. Si l'écriture est outrancièrement hantée par le chant, la modulation et l'artifice, ce n'est certainement pas là simple manifestation d'une précieuse élégance, postdannunzienne et rondiste, même si un « mode d'emploi » joint au roman semble encourager le lecteur dans ce sentiment. Plus sûrement, il faut voir là un véritable rite littéraire destiné à conjurer la morbide complaisance et la fascination du vide où le siècle laisse le narrateur, et nous tous avec lui. Malgré les apparences et ses propres jeux de miroirs et de mensonges, Bufalino n'est pas un écrivain des mots, mais bien des choses, et les choses renvoient ici à la découverte atterrée de l'imposture de l'histoire. Relisons ces quelques lignes pesées pour une circonstance où il joua lui-même à se résumer : « Une vie comme tant d'autres, deux ou trois maladies pleines et entières, deux ou trois demi-amis, une humeur mélancolique avec des bouffées d'hilarité ; un christianisme athée et tremblant, incapable de distinguer si l'univers est salut ou métastase, grâce ou disgrâce ; une haine de l'histoire : dalle de fossiles idéologiques, inerte collection d'erreurs ; une passion pour ce qui dure et résiste – lieux, patois solidaires, honnêtes habitudes, poignées de mains – au fond de ma province perdue. En littérature, un amour de mensonge et de musique, pourvu qu'ils s'enracinent au point fabuleux et géométrique de la douleur et de la mémoire. »

À les essayer avec un peu de patience et de suite dans les idées, nous tenons sans doute là plusieurs clés pour l'œuvre de Bufalino, des écrits sur la mémoire – mémoire populaire avec Museo d'ombre (1982), qui recense métiers disparus, expressions populaires menacées par l'oubli, personnages forgés par la culture terrienne, aristocratique et paysanne, ou mémoire plus érudite avec les essais de Cere perse (1985) – à ses autres réussites narratives : Argo il cieco ovvero i sogni della memoria (1984),[...]

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Écrit par

  • : professeur de sciences humaines à Bordeaux, traducteur d'italien, romancier

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