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RÓHEIM GEZA (1891-1953)

La théorie ontogénétique de la culture

S'inspirant des mœurs de primates décrits par Darwin et T. W. Atkinson, Freud construit dans Totem et Tabou son schéma de la horde originaire : un père jaloux et tout-puissant s'approprie toutes les femmes et chasse, tue ou châtre ses fils devenus ses rivaux ; ces derniers se liguent un jour contre lui et le tuent ; ce meurtre originaire serait l'acte inaugural de la société humaine, de la culture. Róheim fait un fécond usage de cette grille freudienne, avec toutes ses implications sexuelles œdipiennes ; mais au recours à un obscur passé de l'espèce, à la « sorcière phylogenèse » (Freud) il substitue l'analyse des « porteurs actuels » de la culture et avant tout des structures infantiles, telles que les dégage Melanie Klein : fantasmes de destruction et de réparation, précocité extrême de l'agression, de la culpabilité, de la pulsion de mort, des « précurseurs » de l'Œdipe et du surmoi... Les interférences massives et souvent brutales de l'adulte dans le développement libidinal de l'enfant – soins, gratifications, frustrations, répression, séductions et sollicitations de toutes sortes – composent ce que Róheim nomme le trauma ontogénétique, matrice psychoculturelle fondamentale.

Le trauma ontogénétique varie avec chaque culture. Chez les Australiens du désert central, Róheim rencontre la situation alknarintja : la mère a coutume de se coucher sur son tout jeune fils – d'où stimulation du désir œdipien et de l'angoisse de castration et un fort investissement érotique du pénis, qui jouera un rôle central dans cette culture : « Le symbole utilisé dans le rituel (tjurunga), dit Róheim, est phallique, comme sont phalliques le symbole de la magie (os pointu) et l'instrument majeur de la vie quotidienne, l'arme du chasseur (la lance). » Sur le tjurunga, plaquette sacrée, pénis du grand ancêtre Malpunga et double éternel de l'individu, sont gravés des cercles concentriques : sa « matrice ». Aranda et Pitjentjara pratiquent la subincision : ouverture d'une fente, d'un « vagin », sur la face inférieure du pénis ; ainsi les pères, transformés en « mères mâles », initient les fils au cours des grands ritesngallunga, les détachant de la mère phallique alknarintja et les aidant à surmonter l'angoisse de la séparation.

Si « en Australie on projette, à l'île Normanby on retient » : la constellation traumatique y est sadique-orale : allaitement interrompu, sevrage brutal, menaces de castration, stimulations sexuelles par le père ; les ruptures dramatiques de « l'unité duelle » avec la mère, suscitant l'effroi de la séparation et de la perte, fixent le style des institutions et des formations réactionnelles et sublimations : système des dons et contre-dons, grand commerce kune, clan matrilinéaire nommé susu, synonyme de « sein »... Maints exemples suggestifs illustrent encore la théorie ontogénétique de la culture : « névrose culturelle » de l'île d'Alor, « caractère anal » des Indiens Yurok, promiscuité libidinale des Kaingang du Brésil, culpabilité œdipienne et surmoi écrasant des Navajo, variétés microculturelles en Hongrie, etc. Le concept de trauma ontogénétique ouvre un vaste champ de recherches interdisciplinaires, dont la formule serait : À chaque culture, son trauma.

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Écrit par

  • : maître assistant à l'université de Paris-VIII

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