GILBERT ET GEORGE GILBERT PROESCH (1943- ) et GEORGE PASSMORE (1942- ), dits
Une héraldique contemporaine
En assumant, pour eux-mêmes, les rôles les plus contradictoires, en les renvoyant dos à dos, Gilbert & George désamorcent du même coup les hiérarchies et les valeurs qui s'organisent sur des systèmes antinomiques. Les œuvres de Gilbert & George s'opposent ainsi, dès le début des années 1970, à un art globalement voué au culte du progrès et de la transparence. Au terrorisme de la forme et des idées qui sévit alors, ils opposent une prise en compte systématique des éléments refoulés par cette idéologie. Les séries Human Bondage, Dark Shadow, Cherry Blossom (1974), Bloody Life, Dusty Corners, Bad Thoughts (1975), Dirty Words (1977) font toutes références à la face obscure et refoulée d'un monde que nous ne voulons pas voir. Comme un témoignage des difficultés qui naissent de la confrontation de l'humanité à la ville, à la foule et à la politique, ces œuvres photographiques mettent en scène l'alcool, la servitude, la misère psychologique, la violence, la guerre... Désordre, ivresse, agressivité, fragmentation, déséquilibre y sont les états et les sentiments dominants, contrastant avec le caractère symétrique et quasi hiératique de chacune des compositions.
L'art de Gilbert & George appartient à l'héraldique. La photographie qui, depuis 1977, s'est totalement substituée pour eux à la pratique de la sculpture vivante, est utilisée davantage pour sa qualité de « figement » que comme mémoire du réel. À partir des années 1980, clochards, flics, jeunes délinquants, Pakistanais, prostitution, patriotisme, communisme, émeutes, pauvreté, homosexualité deviennent les sujets de compositions de plus en plus monumentales. Tous ces éléments constitutifs de la tragi-comédie sociale que traverse alors la Grande-Bretagne se voient ainsi haussés, au même titre que les monuments aux morts, les graffiti ou les couchers de soleil, au statut d'emblèmes. Bien que s'appuyant sur une réalité sociale et politique précise (la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher comme celle de Tony Blair), l'univers mis en scène par Gilbert & George est aux antipodes du réalisme. Tout, chez eux, tend à devenir allégorique, et souvent jusqu'à l'outrance. Très colorée à partir des années 1980, leur imagerie s'exprime au niveau symbolique : le désir sexuel (Lickers, 1982 ; Hunger, 1982), la honte (Shame, 1980 ; Naked Eye, 1994), la mort et le destin (Doom, 1986 ; A.D., 1987, Dead Head, 1989). Les séries des années 1990 (The Naked Shit Pictures, 1994, et The Fundamental Pictures, 1996) radicalisent le regard porté vingt ans plus tôt sur la part maudite de la société occidentale. Ces œuvres, qui font explicitement référence aux humeurs et aux excrétions (sang, urine, sperme, salive, excrément), constituent les blasons du corps et de la sexualité à l'époque du sida. Dans la série 20 London E1 pictures (2004), ils proposent un regard décalé sur le quotidien, en mettant en scène le nom des rues de leur quartier, l'East End de Londres, avec la présence de leur image dans une théâtralité exacerbée. En dépit des sujets abordés, il n'y a pas trace chez Gilbert & George de la moindre complaisance. Il faudrait plutôt voir dans leur œuvre une tentative de constitution d'une nouvelle morale visuelle, au-delà de toute pudibonderie et de tout moralisme. Ainsi en 2005, à travers la série Sonofagod, qui rapproche le Christ et la sexualité, ils transgressent les règles de la bienséance sociale. La Tate Modern à Londres accueille, en 2007, une rétrospective organisée par les deux artistes, qui célèbrent ainsi leur quarante ans de collaboration.
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Écrit par
- Bernard MARCADÉ : critique d'art, professeur d'esthétique à l'École nationale d'arts de Cergy-Pontoise
- Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis
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Média
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