GILETS JAUNES
L’histoire politique française a été marquée par de grands mouvements sociaux, à forte conflictualité sociale. Le Front populaire, Mai-68 ou le mouvement de novembre-décembre 1995 (grèves contre le « plan Juppé » sur les retraites et la Sécurité sociale) font partie de ces accès de « fièvre hexagonale » analysés par l’historien Michel Winock. Le mouvement des « gilets jaunes » qui éclate en novembre 2018 s’inscrit dans cette histoire mais s’en démarque à bien des égards. Mouvement « improbable », il a dérouté les grilles d’analyse des observateurs et déconcerté les acteurs politiques qui ne les avaient pas anticipés. Il a suscité une pléthore d’interprétations, parfois contradictoires, déstabilisant les routines analytiques des chercheurs.
La mobilisation qui semble surgir de nulle part s’est non seulement construite en dehors des partis et syndicats, mais contre eux, à partir des réseaux sociaux. Née du refus de l’augmentation des prix de l’essence, elle révèle la relégation territoriale d’une population rurale et périurbaine mais cristallise aussi des mécontentements plus larges, liés au pouvoir d’achat, ainsi qu’à une défiance très vive à l’égard des institutions politiques et de la politique institutionnelle. Alors qu’elle ne s’appuie ni sur des organisations ni sur des leaders reconnus, elle est à la fois informelle et puissante. Ses modes d’action (occupation des ronds-points) sont originaux et classiques à la fois. Elle enrôle des citoyens souvent éloignés de la politique et de l’engagement. Ce mouvement singulier fait ici l’objet de trois éclairages successifs : son déroulement, ses significations et mots d’ordre, et enfin ses modes d’action en grande partie inédits.
Le déroulement du mouvement
Le détonateur du mouvement est l'augmentation de la taxe carbone par le gouvernement d’Édouard Philippe en 2018. La hausse des prix des hydrocarbures touche tout particulièrement une population vivant en zone rurale ou périurbaine pour laquelle l'automobile est un mode de transport incontournable. Le mouvement prend la forme de blocages d'axes routiers, d’occupations de ronds-points et de manifestations chaque samedi, à Paris et en province, qui deviennent de plus en plus violents. La durée de cette contestation, son intensité, sa popularité et sa violence sont uniques sous la Ve République.
À partir de mai 2018, des pétitions circulent sur les réseaux sociaux, réclamant une baisse des prix du carburant et appelant à des blocages. En octobre, la mobilisation sur ces réseaux (en particulier sur Facebook) s’intensifie. Le gilet jaune, présent dans chaque véhicule, devient le symbole de ces mobilisations éclatées. Doté d’une forte visibilité, il est utilisé comme signe de ralliement : il est d’abord placé par les sympathisants sur le tableau de bord de la voiture ou sur la plage arrière. Il est ensuite porté par les manifestants dès le premier acte significatif du mouvement, le 17 novembre, journée au cours de laquelle plus de 2 000 sites sont occupés en France selon le ministère de l’Intérieur. Ce dernier établit un pic de 287 710 manifestants à 17 heures dans toute la France (chiffre fréquemment considéré comme sous-estimé). Le mouvement émerge autour d’une multitude de grappes localisées et se poursuit dans les semaines qui suivent, en se déplaçant peu à peu vers les centres urbains. Les protestations s'organisent autour de blocages d’axes routiers et de ronds-points – essentiellement en province – et de manifestations le samedi (baptisés « actes ») dans les centres-villes. Près de 800 points de blocage ont été identifiés sur le territoire métropolitain, dont de nombreux seront occupés pendant plusieurs mois.
Le 24 novembre, des barrages policiers sont installés à Paris. Mais, face à l’importance de la mobilisation,[...]
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Écrit par
- Rémi LEFEBVRE : professeur de science politique à l'université de Lille
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