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GILGAMESH

L'arrière-plan historique du récit

Pour tenter de comprendre ce qui a pu motiver pareille composition, il faut probablement remonter le temps de quelques siècles, jusqu'à la IIIe dynastie d'Ur (xxie siècle). C'est en effet à cette date que prend corps la légende centrée sur Gilgamesh, à en juger par cinq récits qui nous sont parvenus, rédigés cette fois en langue sumérienne. L'un d'eux se suffit à lui-même (Gilgamesh, Enkidu et les Enfers), et constitue si l'on veut une Épopée miniature. Les quatre autres faisaient partie d'un même cycle, quoique le narrateur ne se soit pas préoccupé de ménager de transitions entre eux. Deux de ces récits seront repris dans l'Épopée avec les épisodes de Humbaba et du Taureau céleste, tandis que les deux autres en seront écartés (Gilgamesh et Agga de Kish, La Mort de Gilgamesh), mais celui qui raconte comment Gilgamesh est devenu un grand juge des Enfers, à défaut d'obtenir l'immortalité par ses exploits, sera à l'origine d'une tradition faisant du héros l'objet de la piété populaire.

L'engouement bien connu des rois d'Ur pour la figure de Gilgamesh est à replacer dans le contexte historique de l'époque. La Mésopotamie était traditionnellement partagée en petites principautés indépendantes, dont au moins les plus méridionales étaient de population majoritairement sumérienne. Sargon, d'origine sémite, réussit à les unifier par la force et à créer le premier État de l'histoire, vers 2300 avant notre ère. Les anciennes cités n'ayant jamais auparavant perdu leur autonomie, cette unification leur apparaît contre nature et ne manque pas de susciter des révoltes. Cependant, le souvenir des temps anciens s'estompe progressivement, et la formule inaugurée par Sargon devient un modèle que tous les souverains s'efforceront par la suite de reproduire. Lorsque le pouvoir repasse aux Sumériens, quelque deux siècles plus tard, les rois de la IIIe dynastie d'Ur (Urnammu, Shulgi) sont confrontés à un délicat problème de légitimité. Sans doute entendent-ils reprendre à leur compte le concept d'un État unifié, mais ils ne peuvent pas se recommander ouvertement de la figure encombrante de Sargon. La seule source de légitimité concevable est à chercher en amont, mais réanimer des temps révolus risquerait de remettre en question l'idéal unitaire. C'est dans ce contexte que des lettrés s'emparent de la personnalité de Gilgamesh (en raison de son nom, qui peut signifier « le vieillard qui rajeunit »). Nous transportant ainsi dans un passé lointain réaménagé pour l'occasion, ils escamotent la genèse ambiguëde l'unité territoriale et font passer la chute du joug sargonide pour un retour aux sources.

Tous les souverains ultérieurs, et surtout peut-être les plus illégitimes, chercheront à entretenir le même idéal unitaire, associé en principe à un pouvoir dont la forme équilibrée, inspirée par les dieux, le rend indiscutable. C'est ce qui explique l'immense succès des récits légendaires consacrés à Gilgamesh où ce programme est exprimé. Partout, dirigeants et dirigés y trouveront une expression de leur idéal, les uns sans doute attirés par une formule politique qui garantit l'intégrité de l'État, les autres peut-être plus sensibles à des principes de gouvernement qui excluent l'arbitraire.

— Jean-Daniel FOREST

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