GIORGIONE (1477-1510)
Giorgione et Titien
Les deux dernières années de Giorgione sont marquées de maintes hésitations et de retours stylistiques ; il faut en chercher la cause dans la tension que provoqua chez Giorgione la confrontation avec le progrès de Titien, étoile de première grandeur en constante ascension. Giorgione fait alterner des œuvres comme la Madone d'Oxford, archaïsante, malgré l'intense palpitation vitale du coloris, avec des peintures très élaborées et riches de signification spirituelle, comme Les Trois Philosophes de Vienne. C'est alors que le peintre paraît atteindre son projet le plus ambitieux : insérer le module monumental des figures, inauguré au Fondaco, dans l'espace harmoniquement nuancé du « paese con figure ». La lumière est modulée jusque dans les moindres détails, tout en maintenant l'unité plastique de la composition, grâce à la douceur des nuances qui fondent les figures dans le paysage. On peut penser qu'elles signifient les trois âges de la philosophie, l'antique, la médiévale et l'humaniste, les deux premières étant représentées peut-être par Aristote et Averroès.
Dans le champ de cette sensibilité renaissante à l'art du paysage, Giorgione produisit d'autres chefs-d'œuvre, comme le Crépuscule de Londres et la Vénus couchée de Dresde. Avec ce dernier tableau, que les sources désignent comme « achevé par Titien » dans ses parties secondaires, Giorgione semble avoir donné forme à son idéal lyrique de beauté, une beauté tendrement humanisée, classique et contenue cependant, avec une touche de douceur mélancolique qui rappelle l'œuvre poétique de son ami Pietro Bembo.
La mystérieuse intervention de Titien sur la Vénus jette un jour furtif sur la crise qui, sans conteste, affecta Giorgione dans les derniers temps de sa vie. Une autre œuvre de cette époque, Le Christ Vendramin de New York, fut vraisemblablement laissée inachevée par Giorgione et complétée par Titien. Pourtant, plusieurs autres œuvres, comme le Berger de Hampton Court, la Vieille de l'Académie, Les Trois Âges du palais Pitti, le Portement de croix de San Rocco, donnent à penser que Giorgione a pu tenter de réagir à la poussée de son élève en jouant de l'expression des sentiments et de la force des ombres.
En 1510, une épidémie s'abattit sur Venise qui fut fatale à Giorgione. Dans les tout derniers mois d'une vie cueillie dans la fleur de l'âge, Giorgione exécuta le Portrait Terris, aujourd'hui à San Diego. Expressément datée de 1510, cette figure mélancolique touche essentiellement par son caractère de sensibilité communicative. Elle apparaît au tout premier plan, dans une mise en place qui rappelle une manière flamande ; elle est soumise à un éclairage bas et mixte, qui fait valoir spécialement les valeurs chromatiques superficiellement animées par de furtives nuances presque impondérables.
Illustrée par la Vieille et par le Christ de San Rocco, la toute dernière manière de Giorgione développe donc une atmosphère crépusculaire, que prouve un « impasto » qui évoque le travail technique du dernier Rembrandt. Cependant, la compétition avec Titien culminait ; une œuvre comme le Portrait Goldman de la National Gallery de Washington le démontre clairement, par l'effort vers une caractérisation intense des attitudes qui la rend comparable à certaines compositions de son rival, telles que le prétendu Arioste de Londres. Le naturalisme lyrique du dernier Giorgione ne saurait toutefois, en aucune manière, être confondu avec le réalisme dramatique de Titien, tellement plus impérieux, sûr et constructif dans le travail de la touche : c'est pourquoi le jugement du connaisseur sur la dernière période critique du grand peintre de Castelfranco peut être clarifié.
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Écrit par
- Terisio PIGNATTI : professeur d'histoire de l'art moderne, faculté des Belles-Lettres, université de Venise
Classification
Médias
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