GRAMMAIRES COGNITIVES
Le langage donne à voir
L'approche configurationnelle a été complétée, chez L. Talmy (Towards a Cognitive Semantics, 2000) par le recours à la notion de « force », qui joue un rôle structurant pour l'analyse des énoncés. L'idée est que, dans chaque énoncé, un système de forces opposées (physiques ou abstraites) s'exerce entre entités dites « agonistes » focalisées par l'énoncé, et entités appelées « antagonistes ». Ainsi, dans « Jean a fait cuire le rôti », l'emploi du verbe (faire) exprime le caractère fortement contrôlé de l'action exercée par l'antagoniste (Jean) sur l'agoniste (rôti) ; tandis que dans « Jean a laissé brûler le rôti », le choix du verbe (laisser) correspond à l'expression d'une force plus faible du premier à l'égard du second.
En assignant à la grammaire ce rôle de constructrice d'images mentales mises en scène à travers les énoncés, la sémantique configurationnelle s'inscrit pleinement dans une perspective cognitive : les représentations qui en résultent ne sont pas de pures et simples descriptions, mais des élaborations dynamiques, des mises en perspective qui sont « données à voir », tout comme le sont les images construites par la perception visuelle.
En sémantique proprement lexicale, ce sont surtout les travaux de G. Lakoff (Women, Fire and Dangerous Things, 1987) qui ont contribué à renouveler le paysage théorique, par le recours à la notion de « prototype », initialement proposée par la psychologie cognitive. On sait depuis longtemps que l'appartenance d'un élément à une catégorie n'est pas traitée cognitivement par les sujets en termes de tout ou rien, mais de façon graduelle : ainsi un moineau est-il, aux yeux de la plupart des sujets, un représentant plus typique de la catégorie des oiseaux qu'une autruche. Appliquée au lexique, cette notion permet de donner du sens des mots une représentation géométrique : à chaque mot correspond une zone sémantique, dont le centre est occupé par les meilleurs représentants (c'est le prototype), et dont les frontières sont floues. Sur ces bases, une approche renouvelée de la question de la polysémie (centrale pour toute théorie sémantique) a été rendue possible.
Couvrant un champ plus vaste qui s'étend jusqu'à la pragmatique, la théorie proposée par G. Fauconnier (Espaces mentaux, 1984) vise à décrire la dynamique d'élaboration et d'altération des configurations cognitives (« espaces mentaux ») construites au fil du discours. Ainsi l'énoncé « Si j'étais toi, je ne me marierais pas » met-il en jeu trois types d'espaces : un espace initial (celui des idées et dispositions de « je »), un deuxième espace (celui de « toi ») et un espace dit intégrant (élaboré par le non-mariage du participant principal, amalgame de « je » et de « toi ») ; la conséquence réelle de cette fiction étant l'avis défavorable donné par le locuteur à son destinataire. Très puissante, cette théorie rend compte d'un nombre important de phénomènes linguistiques (contrefactuels, causatifs, anaphores, temps verbaux, etc.) en termes d'une unique opération cognitive appelée « intégration conceptuelle ».
Attentives à retrouver dans la langue la trace de processus cognitifs plus généraux, les grammaires cognitives montrent aussi en retour que certains phénomènes de langue sous-tendent des mécanismes de pensée opérant dans tous les domaines de l'expérience humaine : ainsi la métaphore, qui nous permet d'appréhender des concepts abstraits à partir de notre expérience sensori-motrice.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Catherine FUCHS : directrice de recherche émérite au CNRS
Classification
Autres références
-
LANGAGE ACQUISITION DU
- Écrit par Michèle KAIL
- 4 953 mots
- 3 médias
Les approches « cognitivistes »ont historiquement une filiation avec la théorie piagétienne : un savoir conceptuel et factuel doit être disponible pour que l’enfant interprète et produise les énoncés. Dans le domaine de l’espace, les connaissances concernant le contenu conceptuel des expressions... -
HOMONYMIE / POLYSÉMIE, notion d'
- Écrit par Catherine FUCHS
- 1 350 mots
Le terme « homonymie », introduit en français au xvie siècle, nous vient, par l'intermédiaire du latin, du grec homônymia, formé sur homo- et onoma (littéralement « [qui a] même nom »). Sont dits homonymes des mots ayant des sens différents et qui possèdent la même forme phonique...
-
LINGUISTIQUE - Théories
- Écrit par Catherine FUCHS
- 7 713 mots
- 1 média
...langue, c'est-à-dire de ne pas séparer radicalement la syntaxe de la sémantique, ni même, pour certaines, de la pragmatique. Les plus représentatives de ces théories sont les « grammaires cognitives », les théories de l'énonciation et enfin les théories du discours et les grammaires de textes. -
LINGUISTIQUE - Domaines
- Écrit par Catherine FUCHS
- 6 202 mots
- 2 médias
Toutefois, la question des universaux du langage dépasse très largement le seul cercle des typologues.Les grammaires cognitives d'outre-Atlantique s'efforcent de caractériser les opérations invariantes (repérage, profilage, catégorisation...) que les énonciateurs mettent en œuvre pour construire des...