GRANDE GUERRE ET SOCIÉTÉ
Des sociétés déchirées par la guerre
Le départ des soldats est un moment douloureux pour les familles. Dans cette société traditionnellement pudique, il est rare d’exprimer des émotions en public, et on recommande ainsi aux femmes de contenir leurs larmes pour ne pas embarrasser les soldats. Au cours de l’été de 1914, les nouvelles parviennent lentement aux familles, qui n’ont souvent d’autre source d’information que le communiqué militaire publié dans la presse quotidienne. Alors que les chiffres effrayants des morts de 1914 sont cachés à la population, les premiers mois de guerre sont marqués par l’incertitude. Les combattants des régions envahies ont souvent perdu tout contact avec les réfugiés de leur famille. Des associations se mobilisent pendant tout le conflit pour les aider à les retrouver, par le biais notamment de journaux comme le Bulletin des réfugiés du département du Nord. Les familles s’inquiètent en outre du sort des prisonniers détenus dans des conditions difficiles par l’ennemi. Les troupes coloniales, qui combattent pour la première fois en Europe, communiquent également très difficilement avec leurs proches. C’est particulièrement le cas des « tirailleurs sénégalais », issus de toute l’Afrique de l’Ouest. La séparation est un aspect majeur des expériences des populations pendant la Grande Guerre, qu’on retrouve d’ailleurs dans les termes « front » et « arrière » employés pour désigner ces communautés nées du conflit. Cette rupture est aussi celle des générations, car les hommes les plus jeunes et les plus âgés ne sont pas mobilisables. Mais la distinction la plus frappante est bien celle des genres, car l’armée française ne mobilise pas les femmes. Si leur absence est douloureusement ressentie par les combattants, la féminisation de l’arrière fait à l’inverse partie des traits les plus marquants de la période.
Pour maintenir des liens malgré la guerre, la correspondance joue un rôle essentiel. C’est souvent le seul moyen de communication entre les soldats et leurs proches jusqu’en 1915, quand les premières permissions sont accordées. La franchise postale, mise en place dès le 3 août 1914, permet de leur écrire gratuitement. Circulant par centaines de millions pendant la guerre, les lettres et les cartes postales sont autant de preuves de vie qui rassurent les familles sur le sort des soldats. D’autres, annonçant une blessure grave ou un décès, sont redoutées. Au front, l’heure de passage du vaguemestre, qui vient distribuer le courrier du jour, est attendue avec impatience. Les paysans sont avides d’informations sur la ferme et les récoltes. On espère des nouvelles des enfants et un mot tendre d’une femme aimée. Si la censure interdit d’évoquer les opérations militaires, beaucoup d’hommes évitent d’inquiéter leurs proches et taisent les pires réalités du front. Au fil de la guerre, les propos se banalisent, mais la correspondance reste un lien essentiel pour les familles, ce qui explique que beaucoup de lettres aient été ensuite conservées, parfois jusqu’à nos jours.
Il faut attendre le 1er juillet 1915 pour que l’armée, face au risque de démoralisation des troupes, autorise les combattants à partir en permission à l’arrière pour quelques jours. Ces permissions restent rares et de courte durée pendant tout le conflit, puisqu’un soldat ne peut en profiter que trois fois par an au maximum, et que les départs sont souvent suspendus par les opérations, comme au moment de la bataille de Verdun en 1916. Pourtant, ces moments de retrouvailles ont contribué au maintien du moral des combattants et des civils pendant la guerre, en leur permettant en particulier de se projeter dans une paix future.
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Écrit par
- Emmanuelle CRONIER : maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Picardie-Jules-Verne, Amiens
Classification
Médias