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GRÈCE ANTIQUE (Civilisation) L'homme grec

Le paradoxe socratique

Montrons maintenant comment le paradoxe socratique – subir l'injustice vaut mieux que de la commettre – découle du premier principe sur la dignité de l'homme. Ce paradoxe a une préhistoire, il ne surgit pas tout à coup comme une nouveauté absolue. Dans un passage célèbre de son poème Les Travaux et les Jours (202-273), Hésiode avait recommandé déjà d'être juste parce qu'en définitive l'injustice est toujours punie. Quand Dikè est offensée, elle va s'asseoir aux pieds de Zeus son père et celui-ci, qui voit tout, la venge. Cependant, dans ce poème, la récompense des rois justes et le châtiment des rois injustes se plaçaient encore sur le plan matériel. Aux uns, prospérité dans la famille, les moissons, les troupeaux ; aux autres, tout le contraire. Sans doute, Hésiode dit bien : « C'est à lui-même que se prépare des maux celui qui en prépare à autrui : le dessein mauvais est toujours tout à fait mauvais pour celui qui l'a conçu », mais il entendait par là que ce dessein mauvais est un mauvais calcul : κακ́ιστη (̔η βουλ́η) veut dire ici « tout à fait nuisible » sur le plan matériel, l'épithète n'implique pas encore que le pire dommage est celui qui est infligé à l'âme même. À preuve la suite. Tout à coup Hésiode s'inquiète. Il vient de dire : « L'œil de Zeus voit tout et perçoit tout, et donc cela aussi [l'injustice commise], il le voit. » Mais est-ce sûr ? Est-il sûr que sur le plan matériel l'injustice soit toujours punie ? Et en ce cas, n'est-il pas préférable d'être, soi aussi, injuste ? « À cette heure donc, qu'on ne me compte plus comme un juste parmi les hommes, car il est mauvais (nuisible, κακ́ον) d'être juste, si l'injustice doit mieux gagner son procès (μέιζω δ́ικην ̓́εχειν) que le juste. » À la fin pourtant, Hésiode se reprend : « Mais non, j'ai peine encore à le croire, que Zeus, dans sa prudence, sanctionne de telles pratiques. »

Commettre l'injustice dégrade l'homme

C'est exactement à ce point que Socrate reprend le problème dans le Gorgias, dans sa discussion avec Polos d'abord (469-477), puis avec Calliclès (506-507). Il va montrer que commettre l'injustice est toujours un mal, non parce que l'injustice finit toujours par être matériellement punie – l'expérience dément cette proposition –, mais parce que toute injustice suppose une dégradation de l'âme, ce qui est la pire des misères. Sans entrer dans le détail de cette démonstration, voici pourtant l'essentiel dans la discussion de Socrate avec Polos.

On part de cette notion, reconnue par Polos, et qui est comme un fait de conscience universel, que, s'il est évidemment « plus mauvais » (κ́ακιον), c'est-à-dire plus dommageable, plus pénible, de subir l'injustice, il est en revanche « plus laid » (ἄισχιον), c'est-à-dire plus moralement mauvais, de la commettre. Tout l'argument de Socrate va donc consister à montrer que, si commettre l'injustice est plus laid, c'est-à-dire plus moralement mauvais, c'est aussi plus mauvais au sens de plus dommageable ou plus pénible, ou les deux ensemble. En d'autres termes, Socrate va identifier le beau, c'est-à-dire le moralement bon, avec l'agréable et l'utile, et le laid, c'est-à-dire le moralement mauvais, avec le douloureux et le nuisible. Polos ayant refusé d'abord cette identification, Socrate l'amène à demander pourquoi commettre l'injustice est, comme on le reconnaît, plus laid. Toute chose, corps, figure ou couleur, son ou musique, loi, manière de vivre, connaissance, est dite belle en considération soit de quelque utilité qu'elle a pour nous soit du plaisir que sa vue nous cause, ou des deux ensemble. Toute chose laide, en conséquence, se définira par les contraires. Polos admet ce premier point, et il[...]

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Écrit par

  • : ancien membre de l'Institut, ancien directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section)

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