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GRÈCE ANTIQUE (Civilisation) L'homme grec

La liberté du sage

Laissant de côté maintenant le détail des doctrines, demandons-nous comment il se fait que les morales hellénistiques ont été vraiment des instruments de consolation et de force, d'où vient aussi qu'à la différence des systèmes éthiques de Platon et d'Aristote qui ne nous disent plus rien, ceux d'Épicure et de Zénon gardent aujourd'hui encore des adeptes, inconscients peut-être de leur appartenance à ces sectes, mais qui n'en sont pas moins d'authentiques épicuriens (j'entends dans le vrai sens), d'authentiques stoïciens.

Une réponse à la misère de l'homme

Épicure était un malade, Cléanthe un porteur d'eau qui travaillait, la nuit, pour une boulangère, Épictète fut un esclave, puis un exilé. Épicure et Zénon ont vécu à une époque où l'on risquait sans cesse la famine et la mort. Épicure a fondé le Jardin en 306, il meurt en 270. Zénon a fondé le Portique en 301, il meurt en 261. Dans cet espace de quarante-cinq années, à peine une vie d'homme, Athènes a changé de mains sept fois ; elle s'est révoltée trois fois et ces révoltes ont fini dans le sang ; elle a soutenu cinq blocus, elle est prise trois fois ; enfin, durant ces quarante-cinq années, des garnisons macédoniennes ont tenu le Pirée, les ports de l'Attique, pendant cinq ans même la colline des Muses à Athènes. C'est vraiment un de ces temps où l'on a le sentiment de l'absurde, où il semble que l'absurde mène le monde. Et précisément, c'est alors que la notion d'absurde apparaît pour la première fois dans la philosophie de la vie, sous le nom de Tyché, la Chance, la Fortune, dont l'âge hellénistique fait une déesse, la seule divinité toute-puissante. Ces deux systèmes de morale se sont donc formés en des temps de misère, et ils répondent à la misère de l'homme moderne qui, lui aussi, commence d'apparaître à cette époque. L'homme moderne, c'est-à-dire l'homme désencadré, l'habitant des grandes villes, perdu dans la foule, devenu un simple numéro au milieu d'une infinité d'êtres humains pareils à lui, qui ne savent rien de lui, desquels il ne sait rien. L'homme qui est seul pour porter le poids de la vie, sans confident, sans but, sans raison d'être, qui tourne en rond comme une bête, jusqu'à ce qu'il meure, et tout est dit.

Or Épicure et Zénon ont apporté à cet homme des méthodes de vie heureuse dont la vertu, aujourd'hui même, n'est pas encore épuisée. Ils ont enseigné le moyen d'atteindre à la liberté intérieure. Quel est donc leur secret ?

Dès qu'on réfléchit un peu, on s'aperçoit qu'il n'y a pas tant de méthodes pour obtenir la paix de l'âme. Ce qui trouble cette paix, c'est la souffrance, ce qui cause la souffrance, c'est le désaccord entre nos vœux et la réalité. Il y a trois moyens, en théorie, pour supprimer ce désaccord : ou changer la réalité, en sorte qu'elle corresponde à nos désirs, ou éliminer nos désirs, ou enfin les transformer de telle manière qu'ils s'ajustent au réel.

La première méthode est évidemment impossible, du moins à l'homme. Nous ne changeons pas le réel. Tout au plus pouvons-nous, par des danses orgiastiques, par des drogues, nous mettre en un tel état physique et psychique que nous imaginions le réel autre qu'il n'est. L'Antiquité a connu les orgies de Dionysos (Euripide, Bacchantes) ou de la Grande Mère. Le moderne connaît la drogue. Ces méthodes, entre autres inconvénients, ont celui de ne produire que des effets peu durables. La sagesse en diffère du tout au tout.

Puisqu'on ne peut changer le réel, il ne reste donc que de changer, ou, à la limite, de supprimer le désir. Mais supprimer entièrement le désir est, de nouveau, chose impossible.[...]

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  • : ancien membre de l'Institut, ancien directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section)

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