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GRÈCE Langue et littérature

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Littérature

De Byzance à l'indépendance

Avant la prise de Constantinople

Du xe siècle à la révolution de 1821, le sort de l'hellénisme est lié à toute une série de péripéties, dont la domination franque (prise de Constantinople, 1204) et la domination ottomane (prise de Constantinople, 1453), constituent les périodes les plus caractéristiques. Cependant, si les Francs greffèrent la civilisation occidentale sur celle de Byzance, les Turcs ne tardèrent pas à montrer que leur occupation ne donnait aucune garantie ou perspective civilisatrices. Echappant longtemps au joug ottoman, quelques îles grecques (Rhodes, Chypre, Crète, îles Ioniennes) furent les principaux centres littéraires, où l'esprit de la Renaissances put s'épanouir.

En pleine époque byzantine, une grande épopée, DigénisAcritas, dont la forme initiale date du début du xie siècle est la première œuvre à présenter des éléments néo-helléniques ; l'auteur, s'inspirant de chansons populaires du ixe et du xe siècle qui célèbrent les luttes des acrites (gardes-frontière), sut combiner son érudition avec les sources populaires authentiques. Plus tard, d'autres œuvres, dont Poèmes prodromiques et Spanéas se situent dans l'atmosphère de la cour byzantine. La période de la domination franque est surtout représentée par la Chronique de Morée, long poème écrit vers 1300 sur la conquête du Péloponnèse. Au xive et au xve siècle, quelques romans de chevalerie en vers (Libistros et Rodamné), tout en conservant la tradition byzantine et populaire, témoignent d'une influence croissante de l'Occident : certains d'entre eux ne sont en fait que des adaptations d'œuvres étrangères. Les mêmes caractéristiques apparaissent plus ou moins dans d'autres poèmes du xve siècle, tels L'Achilléideet la Geste de Bélisaire où la légende populaire joue un rôle capital. On peut aussi mentionner des fables animalières (ainsi le Pulologus, « livre de l'oiseau »), dans lesquelles l'élément didactique alterne avec la satire et l'humour.

La littérature des îles

Après la prise de Constantinople (1453), plusieurs érudits hellènes installés à l'étranger contribuent au mouvement de la Renaissance, mais leur apport à la littérature proprement dite est presque insignifiant. Il en va de même pour les régions soumises aux Turcs, où il n'y a pas de place pour la création littéraire, sinon pour la chanson populaire qui connaît, au cours des siècles suivants, une floraison remarquable.

Restent les îles grecques qui, ayant gardé plus longtemps leur indépendance vis-à-vis des Turcs, maintinrent un contact étroit avec l'Occident. Fait nouveau – bien que dialectal –, c'est la langue populaire parlée qu'utilise toute cette littérature insulaire. Rhodes, avant de tomber au pouvoir des Turcs (1522), eut le temps de produire, au xve siècle, des poèmes comme les Alphabets d'amour et les Jeux d'amour et d'inspirer un poète, E. Géorgillas (La Peste de Rhodes). Chypre se distingue par sa prose : Assises de Chypre, les Chroniques de L. Machairas (xve siècle) et de G. Boustrone (xvie siècle), alors que, plus tard, les Poèmes d'amour chypriotes (xvie siècle), d'une fraîcheur et d'un lyrisme peu communs, témoignent de l'influence italienne, surtout du pétrarquisme.

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L'emprise de l'Italie fut la plus forte en Crète, où la domination vénitienne (1204-1669), exercée là plus longuement qu'ailleurs, ne priva point l'île des conditions favorables à un épanouissement des arts. Dès le xvie siècle se manifestent plusieurs poètes crétois plus ou moins importants : G. Choumnos (fin du xve), M. Sclavos (début du xvie), S. Sachlikis (début du xvie). Le chef-d'œuvre de cette période est l'Apokopos de Bergadis (début du xvie), poème didactique au lyrisme intense. Vers 1600, Voskopoúla(La Belle Bergère), une idylle se rattachant au genre du PastorFido de B. Guarini, est encore d'une facture maladroite ; mais, avec le théâtre du xviie siècle, la littérature crétoise atteint sa maturité. Le bilan en est riche : trois tragédies (Érophile, Le Roi Rodolinos, Zénon), trois comédies (Katsourbos, Fortunatos, Stathis), un drame religieux (Le Sacrifice d'Abraham), une tragi-comédie pastorale (Panoria). Ces pièces, toujours imitées ou inspirées d'œuvres italiennes, n'en manifestent pas moins les aspects poétiques originaux de la langue crétoise. Deux poètes surtout dominent cette période : G. Chortatzis (xvie-xviie siècle) et V. Cornaros (xviie siècle). Le premier, érudit, styliste de talent, se consacre exclusivement au théâtre ; le second, plus impulsif, plus proche de la chanson populaire, écrivit, outre Le Sacrifice d'Abraham, le long poème épique Erotocritos (1640-1660), qui est comme le chant du cygne de la littérature crétoise, étouffée en 1669 par la conquête turque.

Pourtant, cette tradition, transplantée dans les îles Ioniennes, qui ne connurent jamais d'occupation ottomane, donnera plus tard des fruits précieux. Quant aux lettres ioniennes, si la poésie y prolonge parfois, au début du xviiie siècle, certains aspects de la littérature de la Crète (P. Katsaïtis), un recueil de vers comme les Fleurs de piété (1708) atteste un esprit nouveau, alors que la prose religieuse en langue populaire (F. Scoufos, 1644-1697 ; E. Miniatis, 1669-1714) constitue un apport ionien original.

Conflits linguistiques

Le xviiie siècle en Grèce est surtout marqué par l'expansion d'une noblesse administrative, les phanariotes. Aristocratie créée autour du patriarcat de Constantinople pour servir les Turcs, elle joue un rôle de plus en plus important à partir du xviie siècle. Au xviiie siècle, les phanariotes dirigent tant la vie intellectuelle que la vie politique des Grecs. Conservateurs, conformistes, partisans de la langue archaïsante, les phanariotes contribuèrent certes au développement de certaines sciences, mais leur apport reste médiocre dans le domaine littéraire.

La vraie poésie existe, mais ailleurs, dans la chanson populaire. Fruit d'une longue tradition ininterrompue, elle atteint son apogée au xviie et surtout au xviiie siècle ; sous la forme « cleftique », elle célèbre les exploits contre les Turcs. Chortatzis et Cornaros puisèrent abondamment à cette source, ainsi que les poètes du xixe siècle.

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À mesure que l'éveil national s'accélère, la question de la langue se pose d'une façon impérative. Aux « archaïstes » s'opposent énergiquement les « vulgaristes » (D. Katartzis, 1720-1807, et ses disciples). A. Coray (1748-1833) choisit une troisième voie, proposant pour la langue un compromis, une épuration des éléments archaïsants ou vulgaires. Que se cache-t-il derrière ces controverses ? En réalité, il s'agit d'un conflit profond entre les milieux privilégiés (phanariotes, clergé orthodoxe) et les progressistes (liés surtout à la nouvelle bourgeoisie de la Grèce du Nord et des colonies commerciales d'Occident) ; la question de la langue ne constitue d'ailleurs qu'un aspect de ce conflit. Trois poètes « avant-coureurs », partisans de la langue populaire, R. Ferraios (1757-1798), J. Vilaras (1771-1823) et A. Christopoulos (1772-1847), dominent cette période immédiatement prérévolutionnaire.

Luttes idéologiques, question linguistique, « Lumières », classicisme, préromantisme, tout est en marche. La révolution de 1821 créa les conditions d'un renouveau.

Après la révolution de 1821

L'école de l'Heptanèse

Juste après le déclenchement de la révolution, l'apparition du poète zantiote Denys Solomos (1798-1857) devait conduire à une synthèse riche d'avenir ; la culture italienne, le romantisme, les idées des Lumières, la littérature crétoise et la chanson populaire, l'idéalisme allemand même en sont les caractéristiques principales. Autour de Solomos se rassemblent les plus importants littérateurs des îles Ioniennes (A. Matésis, 1794-1875 ; I. Typaldos, 1814-1883 ; G. Tertsétis, 1800-1874), qui constitueront, jusqu'à la fin du xixe siècle ce que l'on appelle l'école de l'Heptanèse. Il faut néanmoins noter quelques exceptions : A. Lascaratos (1811-1901), A. Valaoritis (1824-1879) et A.  Calvos (1792-1869), contemporain et compatriote de Solomos, mais qui se situe aux antipodes de celui-ci. Archaïste, tout ensemble classique et préromantique, il s'inspire principalement de la révolution pour composer ses odes à la langue bizarre, à la versification originale et dont l'inspiration puise à des sources diverses. Il fut un grand poète solitaire.

À Athènes, la situation est différente. Après la création de l'État grec, les phanariotes, installés dans la capitale et assumant les responsabilités tant administratives qu'intellectuelles y apportent leur esprit moqueur, leur faculté d'adaptation, leur culture française, leur archaïsme rétrograde. Classiques par tradition, ils n'ont pas de mal à s'adapter aux nouvelles exigences de la mode. Panayotis Soutsos (1806-1868) introduit le romantisme (1831) ; son frère Alexandre (1803-1863), poète satirique imitant Béranger, ne se soucie que d'énoncer en vers ses idées. Quant à A. Rizos Rangabé (1809-1892), une figure imposante, il marque tout le xixe siècle par la variété de ses préoccupations littéraires.

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C'est sur ce romantisme phanariote que se fonde « l'École athénienne » : T. Orphanidis (1817-1886), D. Valavanis (1824-1854), J. Carassoutsas (1824-1873), D. Paparrigopoulos (1843-1873), S. Vassiliadis (1844-1874), A. Paraschos (1838-1895). Les conditions sociales imposent de plus en plus une rupture avec la réalité ; il n'est pas étonnant que les poètes athéniens, sous l'influence de Byron ou d'Alfred de Musset, fassent du « mal du siècle » un pleurnichement continuel, se suicident ou meurent jeunes de tuberculose ou de marasme. Si quelque mesure apparaît parfois (G. Zalocostas, 1805-1858), l'exagération n'en reste pas moins la règle générale.

À la même époque, l'historiographie et les Mémoires constituent deux manifestations non négligeables. Le cas du général Macriyannis (1797-1864) demeure unique. Homme du peuple, héros de la révolution sans culture, ses Mémoires sont néanmoins une précieuse source d'histoire et un chef-d'œuvre de prose néo-hellénique en langue purement populaire.

Roïdis et l'expression critique

Naturellement, la prose athénienne dans son ensemble ne pouvait échapper à l'emprise romantique et puriste. Après 1850, des prosateurs tels que S. Xénos (1821-1894), Rangabé (1809-1892), P. Calligas (1814-1896) cultivent le roman historique, sous l'influence, directe ou indirecte, de Walter Scott. Esprit critique, satirique, impitoyable, E. Roïdis (1836-1904) (La Papesse Jeanne, 1866) réussit non seulement à bafouer la bigoterie, mais aussi à dépasser le verbiage romantique par son style sobre, brillant et rationnel.

Roïdis marque toute son époque : il est bien douteux que, sans lui, la pensée critique athénienne eût pu s'affranchir si vite des conventions. En effet, les concours poétiques universitaires (1851-1877), ayant pour juges des professeurs de l'université d'Athènes, ne visaient qu'à imposer la langue savante et à condamner le romantisme comme « poésie étrangère, non hellénique ». Mais la critique trouve du moins un terrain favorable dans les îles Ioniennes (E. Staïs, 1817-1895 ; I. Polylas, 1826-1896 ; G. Calosgouros, 1849-1902 ; C. Assopios, 1785-1872), où la poésie et la prose avaient atteint leur pleine maturité.

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Autour des années 1880, toutes les conditions d'un véritable renouveau étaient réunies. En 1862, le roi Othon avait été expulsé, l'industrialisation du pays, quoique rudimentaire, avait commencé, une nouvelle bourgeoisie s'affirmait ; l'art nouveau devait exprimer surtout une réconciliation avec la réalité. En 1871, N. Politis, qui inaugura l'étude scientifique du folklore, démontrait déjà la portée de la civilisation et de la langue populaires ; le fossé entre l'école de l'Heptanèse et celle d'Athènes commençait d'être comblé, des poètes ioniens s'imposant à la vie intellectuelle de la capitale, tandis que la presse athénienne, en plein essor, offrait volontiers ses colonnes aux jeunes littérateurs. Une nouvelle génération, celle de 1880 (C. Palamas, 1859-1893 ; G. Drossinis 1859-1951 ; N. Cambas, 1857-1932), entreprit l'effort d'un changement profond.

Vulgaristes et puristes

Les difficultés ne manquaient pas, dues en partie à une vive réaction des tenants de l'archaïsme. Mais, en 1888, Mon voyage, de Jean Psichari (1854-1929), constitue une étape essentielle du mouvement vulgariste. La génération de 1880 avait trouvé son chef de file, qui, par sa formation scientifique aussi bien que par son tempérament, était le plus apte à diriger convenablement la lutte pour la langue populaire. Une autre personnalité, le poète C. Palamas, jouera parallèlement un très grand rôle littéraire pendant un demi-siècle, se faisant l'écho de tous les courants esthétiques et philosophiques de son temps ; le sort du lyrisme néo-hellénique, comme celui de la langue populaire, fut étroitement lié à sa personne et à son œuvre immense, qui embrasse tous les genres littéraires. Ainsi, pour les poètes dont les œuvres sont publiées peu avant 1900, parmi lesquels, C. Chatzopoulos (1868-1920), M. Malakassis (1869-1943), J. Cryparis (1870-1942), parnassiens ou symbolistes en règle générale, le problème de la langue est déjà résolu.

Au début du xxe siècle, le nationalisme va de pair avec le nietzschéisme régnant, en même temps que les premières idées socialistes se répandent, suscitant de longues discussions. C'est dans ce climat d'effervescence sociale et idéologique qu'apparaît un jeune poète, A. Sikélianos (1884-1951), dont le lyrisme flamboyant participe au culte de l'Antiquité, où il voit un modèle, non seulement d'art, mais de vie. Au contraire, C. P. Cavafy (1863-1933), un grand poète original, sceptique et désabusé, oppose au vulgarisme son purisme, au verbe exubérant le rythme prosaïque de sa critique, aux slogans nationalistes son individualisme.

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Au cours de la période 1880-1920, la prose ne fut point négligée. À partir de 1880, la nouvelle succède au roman historique, plus généralement la couleur locale et la peinture des mœurs au culte du passé, sous l'influence et du naturalisme français et du goût nouveau pour le folklore. La nouvelle se révèle comme le genre propre à décrire la vie des campagnes à une époque où la ville, peu développée, n'attirait pas encore l'attention. Les nouvellistes, vulgaristes pour la plupart, abondent. Parmi les puristes, on peut citer A.  Papadiamandis (1851-1911), originaire de Skiathos, peintre de la vie de son île en images pleines de nostalgie et de poésie profonde ; il demeure un des plus grands prosateurs grecs. Cependant, à mesure qu'Athènes se transforme et que la ville l'emporte sur la campagne, la nouvelle cède la place au roman social (G. Xénopoulos, 1867-1951 ; C. Théotokis, 1872-1923 ; ...), seul capable d'exprimer la complexité des réalités nouvelles, tandis que la prose vulgariste permet au théâtre de franchir une nouvelle étape. Ainsi, la deuxième décennie du xxe siècle se présente, à tous les points de vue, comme décisive. Attisé par les victoires balkaniques (1912-1913) aussi bien que par les besoins vitaux d'une bourgeoisie en plein essor, le nationalisme conduira à la guerre gréco-turque et à la catastrophe d'Asie Mineure (1922). Une page importante de l'histoire hellénique est tournée.

— Panayotis MOULLAS

Dialogue avec l’Histoire

Le xxe siècle donne à la littérature et à la poésie grecques contemporaines une reconnaissance internationale. Georges Séféris (1900-1971) et Odysséas Élytis (1911-1996) reçoivent le prix Nobel de littérature, respectivement en 1963 et en 1979. Quant à Kostas Varnalis (1884-1974) et Yannis Ritsos (1909-1990), ils obtiennent le prix Lénine de la paix, en 1958 et 1977. Par ailleurs, les écrits de Nikos Kazantzakis (1883-1957) et de Vassilis Vassilikos ont accédé à une notoriété mondiale grâce aux adaptations cinématographiques de leurs œuvres (Zorba le Grec et Z). Entrée de plain-pied dans la littérature européenne et mondiale, la Grèce n'en a pas pour autant oublié ses racines. C'est ainsi que la poésie, souvent tombée en désuétude ailleurs, est ici toujours aussi vivace.

Pour la Grèce, le xxe siècle commence en réalité en 1922. Les frontières sont alors presque fixées. Mais l'entrée dans le siècle débute par une tragédie. C'est la « grande catastrophe » d'Asie Mineure. Près d'un million et demi de Grecs sont chassés d'Anatolie après trois millénaires d'implantation. Cet accouchement dans la douleur de la Grèce contemporaine va marquer, pour le meilleur et pour le pire, la littérature. Après 1922, les écrivains de la génération 1880, exaltant l'idéalisme chauvin et la politique de la « Grande Idée », formulée par Elefthérios Venizélos et visant à une extension du territoire grec, sont mis en cause et rejetés par leurs cadets. Ces derniers se crispent dans une résignation et un défaitisme profonds. P. Politis (1890-1934) et I. Apostolakis (1886-1947) s'enferment dans un conservatisme intolérant. Les poètes Takis Papatsonis (1895-1976) et T. Barlas se réfugient dans le retour à la religion, tout comme les prosateurs Photis Kontoglou (1895-1965) et K. Bastias (1901-1972). Le poète Kostas Ouranis (1890-1953) préfère, quant à lui, l'évocation d'un cosmopolitisme ottoman disparu. Une quatrième école trouve un regain d'espoir dans le nouveau monde marxiste : Kostas  Varnalis (1884-1974) et Markos Avgéris (1884-1975). Varnalis est le premier à critiquer le pessimisme ambiant et à fustiger le défaitisme. Par son esprit satirique aigu, il ouvre la voie aux futurs grands maîtres de la génération de 1930. D'autres poètes, enfin, choisissent le désespoir le plus noir : T. Agras (1899-1944), Napoléon Lapathiotis (1889-1944), R. Phyliras (1889-1940). Mais c'est surtout Kostas Karyotakis (1896-1928) qui se fera l'écho de toutes les frustrations de sa génération. Allant jusqu'au bout de sa pensée, il se suicide. Un nouvelliste prolifique, Dimitri Voutyras (1871-1958), transpose de son côté les anciennes études de mœurs campagnardes dans un cadre urbain.

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Il faut attendre la publication en 1929 de l'essai de Giorgos  Théotokas (1905-1966), Esprit libre, pour assister à une réelle rupture avec cette période. Cet écrit, qualifié de manifeste de la génération 1930, est d'une importance capitale. Le combat sur la question de la langue entre anciens et nouveaux est jeté aux oubliettes. Cette génération, appelée aussi postdémotique, dédaigne les querelles entre partisans de la langue savante (la katharevoussa) et partisans de la langue populaire (le démotique). Ses représentants écrivent définitivement en grec contemporain et jugent les œuvres sur le fond, non sur la forme. Cette génération se regroupe autour de la revue Les Lettres nouvelles, fondée en 1935 par Giorgos  Katsimbalis (1899-1978), le fameux « colosse de Maroussi » dépeint par Henry Miller. Elle veut une prose claire, souple et vigoureuse, ainsi qu'une poésie forte et audacieuse. Elle rejette le folklorisme mièvre de ses pères et de ses grands-pères. Elle opte pour la modernité occidentale et pose les bases du roman grec contemporain, faisant entrer la Grèce dans le concert de la littérature européenne. Les écrivains de l'après-guerre sont ses fils spirituels. Pourtant, l'optimisme et la générosité de cette génération seront mis à mal par les événements politiques : la dictature du général Metaxas de 1936 à 1940 suivie de la guerre puis de la guerre civile (1946-1949) ont transformé la génération de 1930 en génération sacrifiée. À noter que ses principaux représentants, Séféris, Élytis, Ritsos, le Nazim Hikmet grec, Anguelos Terzakis (1907-1979), voire l'inclassable Kazantzakis, écriront leurs œuvres les plus fortes et les plus achevées après 1950, quand le calme politique sera revenu.

Les surréalistes appartiennent à cette génération. L'œuvre d'Élytis, surréaliste modéré proche d'Eluard, alterne entre la beauté des Cyclades et les tragédies du peuple grec. Son AxionEstis (1960) est consacré par le compositeur Mikis Theodorakis, qui met ses vers en musique. Parmi ces écrivains surréalistes, signalons Andréas Embirikos (1902-1975), Nikos Engonopoulos (1910-1985), Nikos Gatsos (1911-1992), Miltos Sachtouris (1919-2005), Nanos Valaoritis, Adonis Kyrou (1923-1985). À leur côté, des romanciers marqués par l'histoire néo-hellénique. Cet historicisme de la littérature grecque est d'ailleurs une constante très ancienne. S. Doukas (1895-1983), Thrassos Kastanakis (1901-1967), Stratis Myrivilis (1892-1969), Ilias Vénézis (1904-1973) Anguelos Terzakis (1907-1978), Thanassis Petsalis (1904-1995), Pandélis Prévélakis (1909-1986) tirent leur inspiration de la catastrophe d'Asie Mineure et des guerres des années 1912-1922. Dans cette lignée, des écrivains plus jeunes préfèrent traiter d'événements qui leur sont plus contemporains : l'histoire des années 1930 et 1940, la guerre gréco-italienne en Albanie en 1940-1941, voire la Résistance. Parmi ceux-ci : L. Nakou (1903-1989), Kostas Politis (1893-1974), Nikos Pentzikis (1908-1993). I. Bératis (1904-1968) et L. Akritas (1909-1965) se penchent plus particulièrement sur la Seconde Guerre mondiale et son cortège de désolations.

L'histoire contemporaine grecque étant marquée du sceau de la tragédie, la Seconde Guerre mondiale puis la guerre civile vont effacer la catastrophe de 1922. De 1941 à 1949, les Grecs combattent héroïquement les occupants (Allemands, Italiens et Bulgares) tout en s'entre-déchirant sauvagement (guerre civile entre résistants à l'automne de 1943, bataille d'Athènes en décembre 1944, maquis communistes en 1946-1949). En dix ans, près de 10 p. 100 de la population périt. Mais surtout une chape de plomb s'abat sur le pays. La démocratie est bâillonnée et la pensée étouffée. Une nouvelle génération de la défaite apparaît. Mais la génération de 1950, stimulée par celle de 1930, ne sombrera pas dans le défaitisme des aînés de 1920. Battue, emprisonnée, torturée, exécutée, la génération de 1950 s'endurcit dans le souvenir de la maison des morts, dans l'idéal de la résistance et dans l'espoir de jours meilleurs. La poésie choisit la voie du tragique. Giorgos Thémélis (1900-1976), Takis Sinopoulos (1917-1981), Nikos Karousos (1926-1980) expriment ainsi un subjectivisme empreint d'existentialisme. Miltos Sachtouris, Dimitri Papaditsas (1922-1987) et Nanos Valaoritis restent attachés aux survivances du surréalisme. Enfin, un courant de gauche lié aux luttes sociales, inauguré par Kostas Varnalis (1884-1974), Prix Lénine de la paix en 1958, et imprégné par les événements des années 1940-1950, crée dans la douleur des œuvres de grande qualité. Dans le domaine de la poésie, Manolis  Anagnostakis (1925-2005) est le représentant le plus connu. En janvier 1982, il déclarait : « La Résistance est un tableau multicolore où le noir est paradoxalement en harmonie avec le rouge, avec le bleu, avec toutes les couleurs. La couleur de la guerre civile est noire. » Dans le domaine du roman, Stratis Tsirkas, de son vrai nom Yannis Hadziandréas (1911-1980), avec Cités à la dérive (1960-1965), évoque Le Quatuor d'Alexandrie de Lawrence Durrell. Souvent proches ou issus du parti communiste grec (K.K.E.), ces prosateurs réfléchissent sur les raisons de leur défaite et sur la « trahison » de la direction communiste. Le tragique grec, mêlé au stalinisme kafkaïen, engendre des romans où les souvenirs émouvants se mêlent à un humour désabusé. Chronis Missios (1930-2012), Andréas Nikolaïdis (1922-1996), Alki Zéi, Dido Sotiriou (1909-2004), Aris Alexandrou, de son vrai nom Apostolidis Vasiliadis (1922-1978), Andréas Frangias (1921-2002), Théodoros Kallifatidès, écrivain suédois d’origine grecque, font partie de cette école. D'autres, rompant avec le politique, choisissent de décrire la marginalité : Kostas Taktsis (1927-1988), Élias Pétropoulos (1928-2003), Titos Patrikios quant à lui, préfère décrire la période sous le prisme de la tristesse et de la tendresse. Les femmes sont aussi très présentes dans cette école, qui privilégie le roman narratif : Alki Zéi, Tatiana Gritsi-Milliex (1920-2005) soutenue dans son travail d'écriture par son mari Roger Milliex (1913-2006), directeur de l'Institut français d'Athènes, membre des Français libres dès 1940, puis du Front de libération nationale grec de 1942 à 1945, G. Sarandi, Magarita Libéraki (1919-2001), Mimi Kranaki (1922-2008). La nouvelle génération se détache, pour sa part, du spectre de la guerre civile. Vassili Vassilikos, ambassadeur de Grèce à l'U.N.E.S.C.O. de 1996 à 2004, toujours attentif à l'histoire de son pays, écrit sur les années 1960, tout comme Tsirkas à la fin de sa vie. On lui doit notamment Les Photographies (1964), Z (1966), Le Dernier Adieu (1979). Les plus jeunes, enfants du Mai-68 européen et de la révolte, en novembre 1973, des étudiants grecs de l'École polytechnique contre la dictature des colonels, ont mis en place une génération de la contestation et de l'abondance. Dans le domaine romanesque, les plus connus sont Maro Douka, Philipos Drakodaïdis, Giorgos Giatromanolakis. Quant aux poètes, ils retrouvent les accents désespérés du Kostas Karyotakis de la génération 1920 (1896-1928). Les auteurs les plus remarquables, nés entre 1943 et 1950, sont Lefthéris Poulios, V. Stériadis, Yannis Kondos, M. Pratikakis et Kostas Mavroudis.

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Ménis Koumandaréas (1931-2014) fait partie de cette génération qui a décrit la Grèce des années 1960-1970, et plus particulièrement l’émergence de la petite et moyenne bourgeoisie qui va devenir prédominante économiquement, sociologiquement et politiquement après la chute de la dictature des colonels. C’est cette petite bourgeoisie qui va rallier massivement les socialistes du Pasok d’Andréas Papandréou lors des élections de 1981 et 1985. Philosophe de formation, Koumandaréas a publié ses premières nouvelles en 1962 et milité contre la junte des colonels. Ses principaux romans traduits en français sont Le Beau CapitaineMaillot numéro 9La VerrerieLa Femme du métro, Le Trésor du temps.

Une littérature de crise

Après le retour à la démocratie en 1974, et surtout avec l'entrée de la Grèce dans l'Union européenne en 1981, le pays se modernise à grands pas. L'alternance politique, inconnue dans le pays, devient une réalité acceptée par tous. La littérature va bien évidemment être touchée par ce profond mouvement de transformation de la société néo-hellénique. Après les années 1980, les écrivains se libèrent des fantômes du passé, des chroniques tragiques de la Résistance, de la guerre civile ou même de la dictature des colonels. La nouvelle génération se lance dans des fresques romanesques, privilégie les préoccupations existentielles, où le dialogue avec l'histoire traditionnelle a une grande importance.

Pavlos Matessis (1929-2013) est le précurseur de cette nouvelle tendance. Venu du théâtre où il a écrit une douzaine de pièces à succès, ses romans sont noués autour du même noyau thématique, où prédomine le désir ardent de fuir une réalité accablante. On retrouve dans son œuvre une sorte de mythologie nationale, fortement teintée d'éléments tirés du paganisme et de l'orthodoxie, avec de nombreuses références à l'Antiquité. Zyranna Zatéli, elle aussi venue du théâtre, introduit dans ses textes le mythique, le transcendant, qu'elle intègre au cœur de la réalité quotidienne, en puisant dans la tradition populaire grecque. Takis  Théodoropoulos fait lui aussi partie de cette nouvelle génération. Il développe une vision où l'oscillation sans issue entre le présent et un passé mythique conduit à un sentiment d'impasse tant individuelle qu'historique. Il s'agit là d'une tentative d'ancrer dans la modernité le passé mythique et les obsessions originaires de la Grèce classique. Mentionnons également la caricaturiste et scénariste Ioanna Karystiani, proche du parti communiste de Grèce. Ses deux romans les plus connus, traduits en français et en anglais, sont LaPetite Angleterre, sur la vie des marins de l’île d’Andros, dans les Cyclades, au début du xxe siècle, et Un costume dans la terre .

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Dans cette nouvelle génération, mentionnons également Nikos Panagiotopoulos, ancien ingénieur passé au cinéma et à l'écriture, S. Triantafyllou, Yiannis Makridakis, qui a publié en 2008 son premier roman, La Poche droite de la soutane, et Christos Chryssopoulos. Ce dernier, romancier, essayiste, traducteur, Prix de l’académie d’Athènes en 2008, a vu plusieurs de ses ouvrages traduits en français : Athènes, le sable et la poussière  (2004) ; La Manucure (2005) ; Monde clos  (2007) ; La Destruction du Parthénon (2012) ; Une lampe entre les dents (2013).

En 2008, la Grèce est frappée de plein fouet par la crise financière qui se transforme en crise économique et sociale. Le chômage touche près de 30 p. 100 de la population active, et plus de 50 p. 100 chez les moins de 25 ans. Comme au début des années 1950, juste après la guerre civile, on voit réapparaître dans les rues des distributions de soupes populaires, tandis que les solidarités familiales s’effritent. Bref, la population a le sentiment de faire un bond en arrière de près de cinquante ans. Christos Chryssopoulos va puiser dans ce séisme social les idées de deux romans : La Destruction du Parthénon  raconte la destruction du cœur d’Athènes avec tous ses magasins à louer ou à vendre, ainsi que la présence des S.D.F. de tous âges dans les jardins publics et sur les trottoirs. Une lampe entre les dents  reprend et affine cette problématique.

Économiste de formation, écrivain, scénariste et traducteur, Pétros Markaris est issu d’une famille gréco-arménienne d’Istanbul. Il a participé à l’écriture de plusieurs scénarios de Theo Angelopoulos (1935-2012). Ses derniers romans, des polars – « les enquêtes du commissaire Kostas Charitos » – sont totalement imprégnés de la crise économique et sociale. Liquidations à la grecque (2012) parle d’un vengeur qui assassine par décapitation des membres de l’élite financière du pays ; référence non dite au groupe terroriste d’extrême gauche du « 17-Novembre » qui, de 1975 à 2002, assassina nombre de grands patrons. Dans Le Justicier d’Athènes (2013), il s’agit une nouvelle fois d’une sorte de « Robin des bois » qui empoisonne à la ciguë les plus riches fraudeurs fiscaux. En 2014, Markaris publie Pain, éducation, liberté, un titre qui préfigure le programme du parti de la gauche radicale, Syriza, qui a remporté les élections législatives anticipées du 25 janvier 2015.

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Ersi Sotiropoulou puise elle aussi son inspiration dans la crise actuelle. Après des études en sciences sociales en Italie, elle est revenue en Grèce. Depuis 2003, elle est traduite en français, anglais, allemand. En 2000, elle a été primée en Grèce pour son roman Zigzags dans les orangers. Elle publie ensuite Dompter la bête (2003), puis Eva (2009). Influencée par Ezra Pound et Cavafis, elle dénonce dans ses derniers livres la corruption des élites politiques du pays et le système clientéliste qui étouffe la démocratie.

Depuis les années 1990, 6 000 à 7 000 titres sont publiés en Grèce chaque année, pour un pays de dix millions d'habitants, ce qui représente un bon rapport. Parmi ces publications, 10 p. 100 sont constituées d'ouvrages de romanciers grecs. Il faut compter aussi un grand nombre d'essais et un nombre très important de romans étrangers traduits en grec. Quant à la poésie, elle continue à bien se vendre, tant les classiques que les jeunes poètes. Cependant, depuis la crise économique de 2008, nombre de librairies ont fermé. Les petits éditeurs sont en grande difficulté et les ventes ont chuté. Les seuls écrivains qui survivent tant bien que mal sont ceux qui ont la chance d’être traduits en langues étrangères.

Comme dans le reste de l'Europe, le monde de l'édition est victime de la concentration. Désormais, cinq grosses maisons d'édition se partagent l'essentiel du marché, alors qu'auparavant, il existait des centaines de petites maisons d'édition indépendantes. Les tirages moyens sont en baisse (de 1 000 à 2 000 exemplaires), tandis que les auteurs à succès atteignent les 10 000 exemplaires.

— Christophe CHICLET

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Écrit par

  • : docteur en histoire du xxe siècle de l'Institut d'études politiques, Paris, journaliste, membre du comité de rédaction de la revue Confluences Méditerranée
  • : membre de l'Institut
  • : professeur de littérature néo-hellénique à l'université de Salonique

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