GRECO (1541-1614)
Le mécénat tolédan
Même si elle n'était plus « cité impériale », Tolède, peuplée de près de soixante mille habitants, était encore très vivante à la fin du xvie siècle : son économie reposait sur l'industrie textile de luxe et les armes. Son intense activité culturelle et spirituelle, centrée autour de la petite université Santa Catalina et surtout de la cathédrale primatiale, est animée en particulier par un groupe d'humanistes, chanoines le plus souvent : parmi eux, Pedro Salazar de Mendoza (1550 ?-1630), historien et administrateur de l'hôpital Tavera pour lequel il commanda en 1595 trois retables à Greco, ou Antonio de Covarrubias y Leíva (1524-1602), helléniste, ami du peintre qui le portraitura (avant 1600, musée du Louvre, Paris). Son ami Luis de Castilla lui fit obtenir en 1577 deux commandes, qui sont en fait ses premières œuvres monumentales : le chapitre de la cathédrale lui confie l'Expolio (le Christ dépouillé de ses vêtements) pour la sacristie de la cathédrale (in situ). Pour les cisterciennes de Santo Domingo el Antiguo, il exécuta les peintures de trois retables (1577-1579, dispersées entre le Prado, The Art Institute of Chicago, une collection particulière et des éléments restés in situ). Largement redevables aux modèles vénitiens ou inspirés de Michel-Ange, ces toiles montrent cependant une audace dans les contrastes de couleurs, une technique nerveuse et rapide donnant des formes amples et des fonds rapidement brossés qui vont devenir les caractéristiques de son art. Le succès de l'entreprise lui valut la reconnaissance du milieu religieux et humaniste déjà sensibilisé par Alonso Berruguete aux courants italianisants. Installé définitivement à Tolède et intégré à ce cercle d'érudits, Greco vécut dès lors de manière aisée ; un important atelier, dominé dès la fin du xvie siècle par la personnalité de son fils Jorge Manuel Theotocopuli (1578-1631) – qui allait devenir un architecte de talent –, l'aidait dans les nombreuses répétitions de ses thèmes à succès. À côté d'un grand nombre de portraits, l'essentiel de son œuvre fut consacré aux tableaux de dévotion et à quelques grandes toiles pour des retables conçus par les meilleurs architectes tolédans. Ses nombreuses peintures de saints en prière – Les Larmes de saint Pierre (vers 1580-1585, Bowes Museum, Barnard Castle, Grande-Bretagne) et Saint Dominique en prière (vers 1580-1585, collection particulière, Madrid) ou Saint André et saint François (vers 1590-1595, le Prado) – sont le reflet du déroulement serein de la Réforme catholique en Espagne ; elles montrent déjà, derrière un volume nettement défini, une certaine géométrisation des formes, une rapide suggestion de l'espace, tandis que l'unité du tableau est fondée sur le coloris, souvent dominé par les tons acides – bleu, jaune ou vert –, et sur l'intensité du sentiment exprimé par le regard des personnages. L'Enterrement du comte d'Orgaz (1586-1588, in situ) symbolise parfaitement les choix stylistiques du peintre, qui a vécu dix ans dans la péninsule. Commandée par le curé de Santo-Tomé de Tolède pour célébrer la reconnaissance officielle d'un miracle survenu lors des obsèques du seigneur d'Orgaz en 1323, l'œuvre suit fidèlement les prescriptions du contrat : la procession funéraire (dans la partie inférieure de la composition) et la gloire céleste sont unies dans une composition très élaborée, légèrement concave ; les coloris acides, presque transparents, du monde des cieux s'opposent aux noirs et blancs éclatants de la galerie de portraits qui font ressortir les couleurs chaudes des vêtements liturgiques de saint Étienne et de saint Augustin. La touche peut être précise et minutieuse – les détails des chasubles – ou rapide et géométrique, comme pour les nuages. L'élongation des corps – typiquement maniériste[...]
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Écrit par
- Véronique GERARD-POWELL : maître de conférences en histoire de l'art moderne à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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