GROTESQUE, littérature
Soupape de l'insécurité, le grotesque dans la littérature moderne ouvre les vannes d'un rire transformé en grimace sous la pression de l'angoisse ou du malaise, alors que la sensation d'insécurité et de l'oppression persiste chez l'écrivain et se répercute dans le public frissonnant. Sa charge comique ne suffit pas à une dénégation efficace, mais elle permet de réagir ; le grotesque apporte moins la catharsis que la confirmation de l'instabilité de tout.
Le grotesque sépare l'humanité en deux camps : à l'un appartiennent ceux qui veulent l'apprivoiser et le rapprochent de l'effet de contraste provoqué par deux sentiments ou deux catégories esthétiques opposés ; pour l'adoucir, ils le dissolvent dans un emploi adjectival du mot. Ils le rapprochent par exemple du fantastique et d'E. T. A. Hoffmann, citent Bakhtine avec ferveur pour assimiler le grotesque au carnavalesque, l'amalgament avec l'absurde à propos de Wolfgang Kayser, le confondent avec le burlesque et pensent à Jarry, ou encore se tournent vers Gadda qui, grâce au mélange baroque des dialectes et à l'expressivité « macaronique », pourrait accéder au grotesque. S'il est vrai que l'horreur et l'abjection sont des ingrédients indispensables du grotesque, elles n'appartiennent pour autant à aucun « ailleurs » : l'horreur est réalité et ne demande ni un effort d'imagination ni des fouilles préhistoriques. En cela, le grotesque moderne est à cent lieues des grottes creusées par les archéologues du xve siècle pour déterrer la Domus aurea de Néron, dont l'ornementation bizarre où s'enchevêtrent, dans un mouvement fantastique, les arabesques des végétaux, des animaux et des chimères, inspira la pittura grottesca de la Renaissance.
Ceux qui soutiennent une telle position citent encore la Préface de Cromwell de Victor Hugo ou invoquent l'ennui romantique et les « oreilles blasées » (Baudelaire, Fusées). En revanche, ils ignorent un passage de L'Essence du rire où ce même Baudelaire parle de l'incompréhension irrémédiable du public français en face de la pantomime anglaise qu'il décrit d'une façon autrement prophétique : « Le Pierrot anglais arrivait comme la tempête, tombait comme un ballot, et quand il riait, son rire faisait trembler la salle. » On se croirait dans le théâtre de Beckett ! Avec son satanisme, Baudelaire ne fait que tendre la main à l'autre camp, à celui qui pensera que le grotesque français est représenté par un Irlandais, un Roumain et un Belge, et trouve naturel qu'un Juif praguois, un Polonais ou un Hongrois n'empruntent pas seulement un style, un contenu ou une langue grotesque, mais écrivent du grotesque. Beckett, Ionesco, Michaux, Kafka, Sławomir Mroźek, ou István Örkény ont ceci en commun qu'ils ne s'imaginent pas vaincre le réel, mais tentent de le rapporter comme le foyer des êtres invraisemblables — c'est-à-dire tout un chacun — qui, malgré la claire conscience du néant, luttent pour s'affirmer. Mais ils sont tous bègues et aussi bien en paroles qu'en actes (comme le jeune anti-non-conformiste du Tango de Mroźek qui fait un pas en avant, deux pas en arrière dans sa conquête amoureuse). Car ils tendent tous à quelque chose et craignent de l'atteindre : Kayser parle de Lebensangst, de peur de vivre (Das Groteske...). D'où ce va-et-vient tragi-comique qui s'instaure lorsque Plume voyage. À défaut de pouvoir se déplacer (les infirmes pullulent dans le grotesque), la langue sert à ces écrivains de moyen de locomotion. L'inanité des paroles, source inépuisable du comique de La Cantatrice chauve, est un thème récurrent du grotesque, mais il ne s'agit nullement d'une critique du langage : irrépressibles, les mots sont dans leur effervescence, la[...]
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Écrit par
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