GUERRE ET PAIX, Léon Tolstoï Fiche de lecture
Une éthique de l'authenticité
Exceptionnelle par le foisonnement de personnages fortement individualisés que Tolstoï parvient à faire vivre devant nous, Guerre et Paix est le chef-d'œuvre d'une technique romanesque étroitement liée à l'éthique tolstoïenne de l'authenticité. Ses personnages ne sont ni décrits ni analysés, mais représentés dans des scènes concrètes, où les situations, à travers les attitudes, les gestes, les intonations que perçoivent leurs interlocuteurs, les révèlent par-delà les masques sociaux, dans leur plus intime vérité. Cependant, la création romanesque se veut ici un instrument de réflexion historique. L'introduction dans la trame de l'œuvre de personnages réels (notamment Napoléon et Koutouzov, commandant en chef des armées russes) représentés par les mêmes procédés et doués de la même présence physique que les personnages de fiction, sert à la fois à authentifier ceux−ci et à « démythifier » les personnages « historiques » en les ramenant à la commune humanité. Elle contribue ainsi, au même titre que les scènes de bataille vues « au ras du sol », à une remise en cause de l'histoire traditionnelle.
Tolstoï conteste d'abord l'interprétation classique qui fait de la bataille de la Moskova une victoire de Napoléon. Si elle a ouvert aux Français les portes de Moscou, c'est parce que Koutouzov a compris qu'il était inutile de faire obstacle à une bête blessée à mort, comme l'est la Grande Armée au soir d'un affrontement où les Russes ont prouvé la supériorité morale que leur donnait la défense du sol natal. La supériorité de Koutouzov sur Napoléon est de savoir que ce qui décide du sort des batailles, ce n'est pas le savoir-faire des stratèges, mais le moral des troupes, et plus généralement l'esprit de la nation. La guerre de 1812 ne se contente pas d'opposer entre eux des généraux et leurs armées : elle est une guerre nationale, à laquelle participent inconsciemment tous les Russes.
Cette interprétation débouche ainsi, dans la première partie de l'épilogue, sur une philosophie de l'histoire ruinant l'explication historique volontariste, qui cherche la cause des événements dans les décisions des « grands hommes », et plus généralement dans la volonté consciente des hommes. « Dans les événements historiques, les prétendus grands hommes ne sont que des étiquettes qui donnent leur nom à l'événement ». L'histoire vraie, que le roman prétend saisir dans ses mécanismes élémentaires, témoigne en fin de compte de l'irréductibilité de la vie à la raison.
Guerre et Paix a été adapté au cinéma par King Vidor en 1956 et par Sergueï Bondartchouk en 1966-1967.
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Écrit par
- Michel AUCOUTURIER : professeur à l'université de Paris-Sorbonne et à l'École normale supérieure
Classification
Média
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