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GUIGNOL'S BAND, Louis-Ferdinand Céline Fiche de lecture

L'art du grotesque

De même, beaucoup persistent à voir dans l'auteur de Voyage un humaniste, soucieux de la dignité de la personne et prompt à dénoncer les aliénations du monde moderne. Or voilà qu'il recrute tous ses personnages parmi les rebuts de la société. La « bande du guignol », c'est un ramassis de souteneurs, de prostituées, d'ivrognes ou de clochards, piétinant allègrement les valeurs et les lois. La dimension éthique qui marquait les premiers ouvrages de Céline a ici disparu, de même que leur caractère de romans d'éducation ou d'initiation.

C'est ainsi que Ferdinand, s'il demeure le personnage principal et le narrateur, n'est plus un héros confronté à son destin. Il s'avère simplement le témoin et parfois l'acteur de scènes grotesques ou frénétiques. Démobilisé après avoir été grièvement blessé au combat, il a choisi de s'établir à Londres. Il vit chez Cascade, un proxénète français auquel ses collègues, appelés sous les drapeaux, ont confié leurs filles. Autour de celui-ci gravite une faune interlope, surveillée par le sergent Matthew. Ainsi Borokrom, anarchiste alcoolique, qui joue du piano dans les pubs et s'amuse à jeter des grenades.

À la suite d'une dispute, Angèle, la femme de Cascade plante un couteau dans la fesse de la Joconde, une tireuse de cartes éprise de son mari. Soignée à l'hôpital, celle-ci s'enfuit et rejoint Cascade dans un bar où éclate une bagarre. Ferdinand se réfugie alors dans l'entrepôt d'un prêteur sur gages, Titus van Claben. Il y participe à une orgie au cours de laquelle Titus meurt, étouffé par les pièces d'or qu'on l'a forcé à avaler. Fuyant la police, il se cache à Waterloo Station puis au consulat, avant de rencontrer Sosthène de Rodiencourt, un scientifique illuminé, « explorateur des Aires occultes », qui l'engage pour une expédition au Tibet.

Comme il l'expliquera longuement par la suite, Céline est convaincu que la fonction du roman n'est plus tant de renvoyer une image du réel ou de donner du sens au monde que de faire simplement passer une émotion. Aussi sa priorité est-elle désormais d'élaborer les procédés stylistiques permettant, selon son expression, ce rendu émotif. Ferdinand, placé dans des situations de paroxysme ou de crise propices à la faire naître, sera le vecteur de cette émotion. Héros-narrateur, il ne réécrit pas après coup les épisodes qu'il a vécus, mais les restitue dans leur immédiateté, en les relatant au gré d'un vaste monologue.

Pour restituer cette voix qui parle, Céline poursuit l'entreprise qu'il a déjà amorcée dans ses précédents romans et qui vise à transformer le texte écrit en un langage oral fabriqué de toutes pièces. Guignol's Band marque ainsi l'éclatement définitif de la syntaxe traditionnelle. Les phrases cèdent la place à de petits segments narratifs, simplement reliés entre eux par des points de suspension. Mêlant les termes argotiques ou savants, les néologismes ou les mots anglais, ceux-ci créent une sorte de polyphonie, où se superposent les divers parlers des personnages. Jouant un rôle véritablement rythmique, les points d'exclamation, interjections et autres onomatopées envahissent le roman dès les premiers mots (« Braoum ! Vraoum !... C'est le grand décombre ! ») témoignant de l'engagement affectif de Ferdinand dans son discours. Dans la même logique, c'est au lecteur de se trouver ensuite sans arrêt interpellé et pris à témoin : « Mettons que vous allez à Piccadilly. Vous descendez à Wapping... Il faut que je vous guide... »

Tous les éléments de cette fiction d'oral trouveront leur accomplissement dans les œuvres ultérieures, notamment Nord (1960) et D'un château l'autre. Mais l'on perçoit mieux ici la jubilation[...]

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Écrit par

  • : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure

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