MAHLER GUSTAV (1860-1911)
Les semences de l'avenir
Des trois symphonies instrumentales de la période médiane, l'œuvre clé est la Sixième. Les Cinquième et Septième se ressemblent, avec leurs cinq mouvements avançant des ténèbres vers la lumière (d'une marche funèbre initiale à un rondo triomphal en majeur) et leur tonalité évolutive (elles s'ouvrent et se terminent dans deux tonalités différentes). Extérieurement, la Sixième Symphonie est la plus traditionnelle de toutes : elle est la seule, avec la Première, à s'en tenir aux quatre types de mouvements fixés par Haydn, l'une des rares à finir dans sa tonalité de départ, et son finale est une apothéose de la forme sonate, de la dialectique thématique et tonale qui caractérise cette forme. La Sixième est aussi la seule de toutes à se terminer « mal », sur une défaite psychologique : sa tonalité de départ, et dans laquelle elle retombe, est la mineur. Mais, musicalement, c'est un des deux ou trois sommets de la production de Mahler. Et le discours, par le fait même de sublimer la tonalité, célèbre sa fin et l'impossibilité d'y revenir.
Le premier mouvement de la Septième, avec ses superpositions impitoyables de quartes (que l'on retrouve un an plus tard dans l'opus 9 de Schönberg), et celui de la Huitième, réduit (comme le finale de la Septième) à se forcer pour affirmer le mode majeur, en tiennent compte. Moins cependant que les œuvres ultimes. À partir du second mouvement de la Huitième disparaissent chez Mahler l'architectonique, la sonate ; et la forme romanesque, qui déteste savoir à l'avance où elle va, se réalise complètement. Les divers mouvements (chapitres) du Chant de la Terre et de la Neuvième disposent d'une autonomie inconcevable auparavant, et le premier mouvement de la Neuvième est presque une symphonie à lui tout seul. Dans ces deux ouvrages, le passé évoqué apparaît brisé, en miettes. « Il était une fois la tonalité », chante jusqu'à l'obsession le début de la Neuvième, dont le ré majeur est surtout là comme une couleur. Dans ce mouvement, celui de Mahler qui regarde le plus loin et le plus largement vers l'avenir, sont mis en relation comme jamais auparavant le chaos et l'organisation, l'amorphe et le dynamique, le silence et le cri, la mort et la vie. À la fin, après un des passages les plus terrifiants de tout Mahler, après une cadence incroyable de trois timbres (flûte, cor, cordes graves) signifiant bien plus profondément la désintégration que n'importe quelle musique aléatoire, ré majeur devient lieu de refuge. Ce n'est pas Schönberg, en y revenant dans ses dernières œuvres, mais bien Mahler, qui a su dire objectivement que la tonalité n'existait plus, et ce, paradoxalement, sans l'avoir jamais abandonnée.
La musique de Mahler est variations sur le thème du sublime et du banal, de l'idéalisme et du réalisme, du recherché et du naïf, du sérieux et de l'ironie, du lied et de la symphonie, du xixe et du xxe siècle, mais ces éléments, elle les magnifie et les oppose tout en les laissant toujours clairement reconnaissables, sans jamais les fondre. Le compositeur eut des visions fulgurantes, mais son originalité foncière réside aussi dans sa façon en apparence iconoclaste, en réalité fort lucide, de traiter le passé. De l'art de la citation (réelle ou imaginaire), il sut faire un souvenir ou un pressentiment, non une banale reconnaissance, une vision non pas idéalisée, mais critique et corrosive, de l'héritage musical. Faut-il préciser que ce trait de style est une des données principales de l'actualité de son art ?
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Écrit par
- Marc VIGNAL : musicologue, journaliste
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