Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

HALLUCINOGÈNES, littérature

« Je comparerai », dit Baudelaire dans Du vin et du haschisch (1851), « ces deux moyens artificiels, par lesquels l'homme exaspérant sa personnalité crée, pour ainsi dire, en lui une sorte de divinité. » Pour Baudelaire, à ce moment, la différence entre les deux substances est assez radicale : si le vin rend sociable, le haschisch isole celui qui en use. À peine dix ans plus tard, dans Les Paradis artificiels (1860), la perspective a changé : plus de trace du problème social que pose la consommation de drogues, Baudelaire écrit Le Poème du haschisch dont les découvertes spécifiques vont venir illustrer la mission du poète, telle que la conçoit l'auteur des Fleurs du mal.

Que se passe-t-il, selon Baudelaire, chez le sujet haschischin ? Deux phénomènes essentiels : d'abord, l'exaspération des sensations, qu'elles soient de plaisir ou de douleur, le sujet s'extrait de la médiocrité quotidienne ; ensuite et surtout, une expérience unique de l'infini, vécue par l'homme dont c'est le désir le plus profond : l'identité s'affaiblit, la personnalité tend à se fondre dans un grand tout, baigne dans les correspondances généralisées qui sont l'apanage du divin. « Toute contradiction est devenue unité. L'homme est passé Dieu. »

En dépit de ces sujets d'enthousiasme, l'approche de Baudelaire demeure remarquablement objective. Loin de se montrer un apologiste du haschisch considéré comme consolation, il ne dédaigne pas de décrire avec précision l'action physique et psychique du produit consommé. Il ne cache rien des « voluptés » ni des « tortures » de l'opium, et dirait-on de moins en moins, dans le cours de ses écrits. C'est qu'il n'est pas dupe (le titre de Paradis artificiels l'indique assez) du caractère illusoire et dérisoire de cette soudaine participation à la divinité. En outre, dans sa réflexion, Baudelaire doit beaucoup à l'ouvrage de Thomas de Quincey, Confessions d'un opiomane anglais (1821), qu'il cite et commente abondamment. Ce livre, qui avait été beaucoup lu — et beaucoup déformé — par la mode haschischine des premiers romantiques (Musset en fit, en 1828, une adaptation douteuse), raconte de façon très poignante une expérience de l'opium qui fut initialement thérapeutique. Les hallucinogènes prescrits dès l'enfance à De Quincey font de lui un toxicomane involontaire qui avait son mot à dire des voluptés et des tortures... Lorsqu'il annonce « le temps des assassins » (c'est-à-dire des haschischins), Rimbaud a quitté le terrain de l'expérience. L'hallucination artificielle n'est déjà que la métaphore d'un état de voyance permanent qui n'est lui-même que métaphore de la vocation poétique. Et si André Breton ne recommande pas les hallucinogènes comme technique d'investigation, il a besoin de leur exemple pour préciser le champ de sa doctrine : « Tout porte à croire qu'il [le surréalisme] agit sur l'esprit à la manière des stupéfiants ; comme eux, il crée un certain état de besoin et peut pousser l'homme à de terribles révoltes » (Manifeste du surréalisme).

<em>La Morphine</em>, S. Rusiñol - crédits : R. Manent/ Collection Dagli Orti/ Museo del Cau Ferrat/ Picture Desk

La Morphine, S. Rusiñol

Entre deux guerres (1870-1918), morphine, éther, opium constitueront trois éléments quasi obligés de la panoplie « décadente ». Ils colleront à la peau de nombre d'artistes et désigneront clairement leur marginalité : on a ici affaire à une simple activité mondaine et corporatiste qui n'agit pas vraiment sur les œuvres, parfois à un exercice plus grave qui n'est pas étranger à une inclination vers la perte de soi. L'exotisme colonial a sans nul doute favorisé cette vogue.

Plus radicalement contestataires, Kerouac, Ginsberg, Kaufman, Burroughs, les poètes américains de la beat generation, ne pardonneront pas à Baudelaire d'avoir qualifié[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Média

<em>La Morphine</em>, S. Rusiñol - crédits : R. Manent/ Collection Dagli Orti/ Museo del Cau Ferrat/ Picture Desk

La Morphine, S. Rusiñol

Autres références

  • ARTAUD ANTONIN (1896-1948)

    • Écrit par
    • 3 392 mots
    • 1 média
    ...rendre à cheval chez les Tarahumaras. « Il s'agit de retrouver et ressusciter les vestiges de l'antique culture solaire. » Il s'agit d'autre chose aussi. Depuis son jeune âge, pour calmer ces effroyables douleurs qui lui sont presque une impossibilité à vivre, c'est-à-dire à inscrire sa pensée dans son corps,...
  • BEAT GENERATION

    • Écrit par
    • 2 982 mots
    • 2 médias
    ...saxo « qui fit trembler les villes jusqu'à leur dernière radio ». L'influence d'Artaud et de Rimbaud, le souvenir des illuminations de William Blake, la drogue, tout contribua au « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » qui, libérant la parole prophétique de ce nabi fou d'Amérique, lui...
  • CONFESSIONS D'UN MANGEUR D'OPIUM ANGLAIS, Thomas De Quincey - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 862 mots
    Des questions demeurent : que doit à l'opiomanie la magie de cette prose ? Et quel est le véritable dessein des Confessions : De Quincey voulait-il essentiellement se justifier ? En matière d'opiomanie, visait-il la dissuasion ou la propagande ? Qui le dira ? Deux grands chapitres des ...
  • MICHAUX HENRI (1899-1984)

    • Écrit par et
    • 3 517 mots
    Michaux avait jadis été tenté de recourir à la drogue (notamment l'éther) comme à un moyen de s'évader, de se retirer du monde, de vivre de l'autre côté. Plus tard, ce n'est plus l'évasion qu'il recherche, mais l'expérience. Il ne s'agit pas pour lui d'échapper à la condition humaine, mais d'en explorer...