ARENDT HANNAH (1906-1975)
« Penser ce que nous faisons »
Comment penser la crise de la culture, la crise de l'éducation, l'avènement du mensonge en politique, dès lors qu'aucune des réponses fournies par la tradition n'est plus valable : telles sont les interrogations qui sous-tendent La Crise de la culture (1954), puis La Condition de l'homme moderne (1958). Ce livre signe sa réconciliation avec le monde, en appelant à penser la vita activa sous l'angle du travail, de l'œuvre et de l'action. « Les hommes qui ne pensent pas sont comme des somnambules » : c'est ce dont allait prendre conscience Hannah Arendt lorsqu' elle couvrit en 1961, à sa demande, le procès Eichmann pour le New Yorker, estimant qu'elle devait cela à son passé. Elle en tira le livre Eichmann à Jérusalem, dont le sous-titre, Rapport sur la banalité du mal, ainsi que les quelques pages où elle relate le rôle des conseils juifs dans la « solution finale » des Juifs européens déclenchèrent contre elle une véritable cabale, dont les effets se font encore sentir : « Eichmann n'était ni un Iago, ni un Macbeth et il ne lui serait jamais venu à l'esprit, comme à Richard III, de faire le mal par principe », y affirmait-elle. Son seul crime, sans précédent, consistait à ne pas avoir pensé ce qu'il faisait, à n'avoir pas imaginé les conséquences de ses actes, à ne pas avoir compris que « la politique n'est pas la nursery », que ce peut être un honneur que de désobéir dès lors que la loi est inique.
De 1963 à 1968, Hannah Arendt enseigne à l'université de Chicago avant d'être nommée professeur de philosophie politique à la New School for Social Research à New York. Les victoires d'Israël durant la guerre de Six Jours l'enthousiasment – « Toute catastrophe réelle en Israël m'affecterait profondément, plus que tout au monde », écrivait-elle à son amie, Mary MacCarthy – même si, en 1952, elle avait décrété, suite à une loi de nationalité votée par le gouvernement israélien, qui excluait de la citoyenneté israélienne un grand nombre d'Arabes vivant en Israël, qu'elle ne voulait plus avoir affaire avec la politique juive. La révolte étudiante à Columbia, en avril 1968, lui fournit une fois de plus l'occasion de réfléchir sur les concepts de pouvoir et de violence : l'article qu'elle écrivit à cette occasion, « Sur la violence », sera repris dans Du mensonge à la violence (1969).
Outre son « souci du monde », la fidélité caractérise également Hannah Arendt. En 1958, elle prononce un discours à Francfort en l'honneur de Karl Jaspers, à l'occasion de la remise du prix de la paix des libraires allemands et, en 1969, elle prononce l'éloge funèbre de « celui qui pendant un quart de siècle a été la conscience de l'Allemagne ». La même année elle accepte de contribuer aux « Mélanges » dédiés à Martin Heidegger à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire, célébrant celui dont la réputation l'avait attirée à Fribourg, et comparant son engagement nazi au rôle joué par Platon auprès du tyran de Syracuse. Les écrits rassemblés dans Vies politiques (1968), et consacrés notamment à Jaspers, Heidegger, Broch, Benjamin, Brecht, sont un autre témoignage de fidélité envers ceux qui ont su penser en de « sombres temps ».
En 1973, elle accepte d'assurer les conférences Gifford à Aberdeen. C'est l'occasion pour elle de revenir à la vita contemplativa, comme en témoigne sa déclaration : « En politique, j'ai simplement joué mon rôle, rien de plus. À partir de maintenant, et pour le temps qui me reste, je m'occuperai de problèmes qui sont au-delà des choses dont s'occupe la politique », soit, de La Vie de l'esprit, dont trois volumes étaient prévus : La Pensée[...]
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Écrit par
- Sylvie COURTINE-DENAMY : docteure en philosophie, écrivain, traductrice
Classification
Média
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