HAPPENING
Le corps utilisé comme matériel artistique
Si l'art corporel ne peut cacher sa dette envers le happening, tous ses créateurs récusent plus ou moins totalement celui-ci. Tous refusent en lui la théâtralité et le goût du spectaculaire et démonétisent par la même occasion la définition donnée par George Brecht : « Je ne pense pas qu'il y ait une différence entre le théâtre et n'importe quel autre geste que je fais », bien que l'événement tel qu'il est conçu par lui puisse être interprété solitairement sans aucune altération du sens. La différence la plus claire entre le happening et l'action corporelle réside essentiellement dans le fait que l'action corporelle est un acte individuel et ne devant pas être reproduit. Seule la photographie permet d'en conserver une trace, un constat (pour employer la terminologie habituelle), qui constitue l'œuvre elle-même. Au niveau du concept, la différence est plus nette encore : il ne s'agit plus de faire participer à une fête ou de faire se révéler des instincts, fussent-ils les plus nobles, mais de faire prendre conscience des déterminismes sociaux. À cet égard, Vito Acconci, qui a été le premier créateur de l'art corporel aux États-Unis, a déclaré dans un entretien publié dans le deuxième numéro de la revue arTitudes, en novembre 1971 : « Il s'agit de provoquer une motivation, d'atteindre à une question plus privée. Dans un happening, il y a une ouverture, dans mon cas, il y a comme un espion qui observe une action. Ce qui est intéressant, c'est de modifier une situation. » L'art corporel, qui a aussitôt recruté de nombreux adeptes, a d'abord été le fait de cinq artistes : deux Américains, Vito Acconci et Dennis Oppenheim ; une Italienne, Gina Pane ; un Français, Michel Journiac, et un Suisse, Urs Lüthi.
Contrairement au happening, l'art corporel est né de la poésie et de l'insuffisance des mots. « Au départ, a déclaré Vito Acconci, je ne pensais pas devenir artiste. Mes premiers travaux utilisant le corps comme matériel sortent de la poésie [...]. À mesure que je travaillais, ce qui m'est apparu important n'était plus la signification des mots, mais leur disposition sur la page [...]. Lorsque j'ai compris que la page ne m'intéressait que comme champ d'action, j'ai pensé que je n'avais plus besoin d'elle. » Le corps allait y suppléer. Autre poète, Michel Journiac, qui s'est fait connaître en 1968 en publiant Le Sang nu, pensa avoir trouvé une réponse plus forte à travers l'objet. « Ce qu'ils veulent, les poètes, en mars 1972, écrivait-il, c'est naître au monde qui les entoure et où le mot et l'objet sont les premières structures du corps. Partir du corps réifié, viande socialisée, objetconscience se contestant lui-même, aliénation se refusant dans le surgissement de ce NON premier qu'est le sexe. Prendre les moyens même du réel, piéger le signifié en constat de signifiant, faire de l'objet, du donné sociologique et du corps, le langage de la création. » Ce texte aurait pu appartenir à un manifeste de l'art corporel. Il contient en substance l'énoncé des données communes à l'art corporel : l'utilisation du corps et des pulsions sexuelles et biologiques pour révéler et combattre des déterminismes majeurs. La poésie ne pouvait être la seule voie d'accès à l'art corporel. C'est au contraire au terme d'une expérience plastique et même de sculpteur que Dennis Oppenheim et Gina Pane ont d'abord pratiqué un art écologique, d'action sur et avec la nature, avant de privilégier exclusivement le corps en tant que matériel artistique. Au fil de son évolution, l'art corporel a reçu autant de définitions qu'il rassemble de créateurs. Alors que Journiac, parallèlement à ses objets[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- François PLUCHART : critique d'art, essayiste
Classification
Autres références
-
DÉVELOPPEMENT DU HAPPENING SELON ALLAN KAPROW - (repères chronologiques)
- Écrit par Hervé VANEL
- 724 mots
1922 Projetant la future dissolution de l'art dans la vie, Piet Mondrian écrit : « L'art est déjà en partielle désintégration – mais sa fin serait prématurée. Les conséquences du Néoplasticisme sont effrayantes. » Allan Kaprow prolongera cette intuition.
1943 Quelques années...
-
18 HAPPENINGS EN 6 PARTIES (A. Kaprow)
- Écrit par Hervé VANEL
- 311 mots
Les 18 Happenings en 6 parties, organisés par l'artiste américain Allan Kaprow (1927-2006) à la galerie Reuben de New York en 1959, constituent une sorte de légende. Historiquement considérée comme la « première » d'un genre nouveau, cette manifestation artistique n'en fut pas moins précédée...
-
ART (L'art et son objet) - Création contemporaine
- Écrit par Paul ARDENNE
- 3 573 mots
...lot ajoutons ce qui fait le fonds commun de la création plasticienne depuis les années 1950, d'une multiplicité sans pareille de formes et de gestes : happenings (Le Bon Marché d'Allan Kaprow, 1963), performances (Appréhension du sol urbain du groupe d'artistes UNTEL constitué par Jean-Paul Albinet,... -
BEN BENJAMIN VAUTIER dit (1935-2024)
- Écrit par Encyclopædia Universalis et Bénédicte RAMADE
- 684 mots
Né le 18 juillet 1935 à Naples (Italie), l’artiste français d’origine suisse Benjamin Vautier, dit Ben, est arrivé à Nice à l'âge de quatorze ans. Contemporain d'Yves Klein, Arman, César ou Martial Raysse, il a incarné l'âme artistique de cette ville, sans jamais se départir d'une...
-
BEUYS JOSEPH (1921-1986)
- Écrit par Didier SEMIN
- 3 720 mots
...mouvement Fluxus (George Maciunas, qui en était la figure centrale, travaillait dans ces années-là en Allemagne, sur la base américaine de Wiesbaden). Ce qu'il est convenu d'appeler le « happening » ou la « performance » était en effet leur principal mode d'expression. Durablement associé à ce courant,... - Afficher les 32 références