HARMONIA CÆLESTIS (P. Esterházy)
Dans la magnifique floraison de la littérature hongroise d'aujourd'hui, se détache l'œuvre puissante et originale de Péter Esterházy. Depuis Trois anges me surveillent (1989), Le Livre de Hrabal (1990), Une femme (1998) et L'Œillade de la comtesse Hahn-Hahn - en descendant le Danube (1999), on connaît le ton ludique et humoristique de cet écrivain érudit, nourrissant ses textes d'une foule de références tantôt cachées tantôt citées, expérimentateur capable de construire des livres à la fois élégants, et d'une étourdissante complexité. Le génie de Péter Esterházy tient à cette conscience d'une tradition culturelle dont l'âge d'or aurait été l'époque baroque, alliée à une exigence de modernité esthétique sans concession. Elle fait de lui l'émule de James Joyce, de Robert Musil et du roman expérimental du xxe siècle, en même temps que l'archiviste et le bibliothécaire à la Borgès du patrimoine intellectuel et artistique de la Mitteleuropa.
On dit le plus souvent qu'il n'est pas facile de porter un des noms les plus célèbres de l'ancienne monarchie habsbourgeoise et de la Hongrie ancienne et moderne. En effet, le destin des parents de Péter Esterházy, déportés en juin 1951, un an après sa naissance, le 14 avril 1950, à Budapest, fut celui d'une famille persécutée de « ci-devants » qui appartenait non seulement à l'Ancien Régime hongrois, mais à toute l'histoire de l'aristocratie centre-européenne. Aujourd'hui, cependant, le nom ne suscite plus de hargne de classe ni de rancune idéologique : il évoque un monde perdu, prestigieux et haut en couleur. Le roman Harmonia Cælestis (trad. J. Dufeuilly et A. Járfás, Gallimard, Paris, 2001) passe en revue toute la mémoire familiale et collective qui s'est cristallisée sur les rameaux de cet arbre généalogique.
Il ne s'agit pas de la saga d'une grande famille européenne. Péter Esterházy est un romancier trop raffiné et trop exigeant pour se contenter de tourner la manivelle d'un orgue de barbarie nostalgique. Le titre, Harmonia Cælestis, est une allusion ironique à la tradition de dilettantisme transmise par les Esterházy : un ancêtre du romancier avait appelé ainsi un recueil de chants sacrés, sans que l'on ait jamais su exactement s'il s'agissait de partitions originales ou de morceaux recopiés. Les quelque six cents pages du roman n'ont rien d'une œuvre de dilettante, bien au contraire. Mille ans de généalogie, long tissu d'heures de gloire et de vicissitudes parfois lamentables, d'actions historiques et de petits gestes intimes, de réalisations inoubliables et de faits effacés par l'histoire, sont montés comme les cristaux de couleur d'un kaléidoscope : sous l'apparence d'un puzzle aux mille et un fragments éclôt une rosace immense et chatoyante.
Le livre commence de façon rassurante : « Mon père... » Le lecteur peut croire que va défiler devant lui l'histoire d'une famille racontée par un de ses derniers descendants, sous forme d'une série de biographies et de portraits d'ancêtres unifiée par un récit autobiographique. Mais Péter Esterházy aime engager son lecteur sur de fausses pistes. Ce n'est pas le narrateur qui nous parle, mais une polyphonie de voix qui se fait entendre. Des voix « esterházyennes » toujours différentes, des figures du père et de la mère, toujours nouvelles et cependant, en profondeur, toujours semblables. Au total, trois cent soixante et onze fragments composent le Premier Livre (« Phrases numérotées de la vie de la famille Esterházy »), tandis que le Livre Deux (« Les confessions d'une famille Esterházy ») en comporte deux cent un, plus proches du mode narratif qui caractérise les mémoires personnels et familiaux.
Trois cent soixante[...]
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Écrit par
- Jacques LE RIDER : directeur d'études à l'École pratique des hautes études
Classification
Média