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HASARD

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Les sens du mot hasard

Le terme de hasard s'emploie pour désigner soit des relations logiques entre des éventualités abstraites, soit des relations observables entre des phénomènes concrets. Dans le premier cas, on parle plus volontiers de probabilité mathématique, dans le second de hasard. Comme certains dispositifs (jeux de dés, de pile ou face, tirage d'une loterie, etc.) produisent des événements aléatoires qui se conforment au calcul a priori des probabilités, on confond parfois les jugements mathématiques de probabilité, qui portent sur des éventualités abstraites, et les jugements empiriques, où l'on recourt au calcul des probabilités pour spécifier certaines relations entre des classes d'événements concrets. Toutefois, en matière de hasard, on ne peut pas plus passer, par une inférence logique, d'un jugement mathématique à un jugement d'expérience, qu'on ne peut passer d'un certain nombre d'axiomes abstraits à la mécanique ou à l'optique géométrique.

Imprévisibilité et mathématisation

La roulette - crédits : Kevin Horan/ The Image Bank/ Getty Images

La roulette

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La distinction précédente entre concept mathématique et notion empirique d'aléa fournit un premier sens du mot hasard : on dira que des événements se produisent par hasard, quand le calcul a priori des probabilités permet de spécifier leurs chances respectives d'apparition. Pour que cette application des probabilités à des événements réels soit possible, il faut que l'on puisse adapter à des cas concrets des notions comme « indépendance des événements », « égalité des chances », etc. C'est ce qui se produit dans les jeux de hasard, comme ceux de pile ou face, des dés ou de la roulette. Ainsi, on posera que « pile » et « face » sont deux éventualités équiprobables ou égales, et que deux coups successifs sont indépendants, si le résultat de l'un n'a pas d'influence sur celui de l'autre. Cette affirmation n'est pas toujours évidente du point de vue subjectif, comme le montre l'attitude des joueurs qui, après une série de « pile », croient plus probable la venue d'un « face » ; leur illusion provient de ce qu'ils assimilent ce jeu, sans s'en rendre compte, aux tirages de boules rouges ou noires, dans une urne qui en contiendrait initialement un nombre égal pour chaque catégorie et où l'on ne remettrait pas au fur et à mesure les boules tirées.

Le hasard ainsi entendu est en général produit par des dispositifs artificiels, dont la construction et le fonctionnement obéissent à des lois mécaniques ou causales rigoureuses : ainsi, personne ne met en doute que si le croupier, à la roulette, pouvait répéter identiquement son geste, les mêmes causes produisant les mêmes effets, on pourrait prévoir le résultat. Mais cette identité des conditions initiales de l'action n'étant pas réalisée, la cause, c'est-à-dire le geste de la main, varie d'un coup à un autre, rendant imprévisible le résultat.

Cet exemple simple illustre deux caractères fondamentaux du hasard : il possède certaines propriétés mathématisables, il a un côté imprévisible. Ce second trait est à l'origine des difficultés considérables que soulève l'imitation du hasard par des procédures mathématiques : si, en effet, on pouvait, par un procédé arithmétique, construire une suite de nombres aléatoires, celle-ci satisferait à un certain nombre de tests statistiques et mériterait à cet égard d'être appelée suite aléatoire ; toutefois, elle ne posséderait pas la seconde propriété essentielle du hasard, son imprévisibilité, puisque celui qui connaîtrait la règle de production des éléments de cette suite pourrait la reconstituer.

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Dans la pratique, les statisticiens utilisent souvent des tables de nombres aléatoires qui représentent un hasard artificiel, mais ils n'ignorent pas qu'il y a entre le hasard imité et le hasard à l'état sauvage la même différence qu'entre un automate et un être vivant.

Disproportion de la cause et de l'effet

En un autre sens, on parle de hasard à propos d'« événements soudains qui s'écartent d'une fréquence habituelle » (A. J. Ayer) : mutations, dans le règne végétal et animal, enchaînements en boule de neige d'événements historiques, où les suites paraissent disproportionnées ou même sans rapport avec les commencements. Pascal en donne l'exemple suivant : « Cromwell allait ravager toute la chrétienté ; la famille royale était perdue et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère. Rome même allait trembler sous lui ; mais ce petit gravier s'étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, et le roi rétabli » (Pensées 194). De la même manière, dans les organismes, une légère perturbation dans la composition ou dans la transmission d'un message chimique risquera de provoquer une altération durable.

Le hasard, dans ces deux exemples historique et biologique, n'est pas l'absence de cause, mais le contraste entre une cause qui paraît minime et ses effets qui semblent considérables. Or, on croit, ce qui est relativement clair en mécanique, à « l'égalité de la cause pleine et de l'effet entier » (Leibniz) et, quand on parle de hasard ou de malchance à propos de certaines maladies ou de certains accidents, c'est que la disproportion entre des événements et leurs conséquences heurte une certaine idée de l'égalité ou de la justice. Le hasard est alors l'injustice ou la violation d'une égalité, tantôt heureuse, tantôt malheureuse. En fait, le hasard ainsi entendu provient de ce que l'univers n'a pas la simplicité d'un mécanisme où l'on peut proportionner les effets aux causes, mais la complexité d'un ensemble de petits mondes, en partie fermés, en partie agissant les uns sur les autres. Ainsi, dans l'ordre biologique, une altération chimique très faible d'une suite de bases formant un message génétique pourra avoir des conséquences organiques importantes, justement parce qu'en passant de l'ordre physique à l'ordre biologique, cet événement chimique change de sens et de portée, sans qu'on puisse toujours prévoir ce changement d'orere, ce débordement du chimique dans l'organique, de même que dans le cas de Cromwell, il y a empiétement de l'organique sur l'historique. Le hasard signifie donc ici une interaction imprévisible, parce qu'inhabituelle, entre des ordres de phénomènes qualitativement distincts et généralement autonomes.

Suites imprévues d'une action

De ce sens, on passe sans difficulté à celui du hasard comme désignant les suites imprévisibles d'une action. Certaines classes d'actions de ce genre ont été décrites par Jean-Paul Sartre (Critique de la raison dialectique) sous le nom de contre-finalités : c'est ainsi que des défrichements inconsidérés de forêts en vue d'augmenter les ressources agricoles provoquent une érosion rapide et désastreuse du sol, une détérioration du climat, une altération du régime des pluies. Le hasard désigne alors l'effet non prévu et non voulu d'une action, le décalage entre le but poursuivi et le résultat effectif, qui reflète la complexité des lois de la nature et des enchaînements de causes et d'effets. Le hasard découle de ce que le cadre de nos actions n'est pas un système clos. Il pourrait s'éliminer si la science nous permettait de prévoir toutes leurs conséquences, ou si nous n'étions pas affrontés et liés aux projets imprévisibles des autres. Ces deux conditions ne peuvent évidemment pas être satisfaites et donc le hasard est irréductible.

La théorie de Cournot

Antoine Augustin Cournot (1801-1877) a synthétisé les deux sens précédents du mot hasard en remarquant que le caractère fortuit de certains événements découle de ce que leurs causes antécédentes étaient indépendantes, alors que leurs effets brusquement se mêlent. « Une infinité de séries partielles, écrit-il, peuvent coexister dans le temps : elles peuvent se croiser, de manière qu'un même événement, à la production duquel plusieurs événements ont concouru, tienne en qualité d'effet à plusieurs séries distinctes de causes génératrices. » On pourrait dire, en recourant à une image que Cournot utilise lui-même, que l'événement fortuit est issu du mélange de deux lignées héréditaires distinctes. Le postulat sur lequel repose cette définition du hasard est qu'il existe des séries causales indépendantes, qui, à un moment donné, s'associent pour produire un événement dont les caractères sont nouveaux et non dérivables de l'observation séparée de chaque lignée : « Le bon sens dit qu'il y a des séries solidaires, ou qui s'influencent les unes les autres, et des séries indépendantes. » Pour Cournot, si la nature comporte du fortuit, c'est que « les phénomènes naturels, enchaînés les uns aux autres, forment un réseau dont toutes les parties adhèrent entre elles, mais non de la même manière, ni au même degré ». La réalité ne constitue « ni [...] un système doué d'une rigidité absolue et qui, pour ainsi dire, ne serait capable de se mouvoir que tout d'une pièce [...], ni un tout dont chaque partie serait capable de se mouvoir en tous sens avec une indépendance absolue ». Le hasard pour Cournot vient de ce que les « petits mondes » dont est fait l'univers peuvent rester longtemps sans contact puis, à un moment donné, interférer.

Dans toutes les définitions précédentes du hasard, on postule que les événements aléatoires ont une certaine individualité. Or en physique, en biologie ou dans les sciences sociales, on s'intéresse aux propriétés que manifeste une proportion donnée d'une population ou d'un ensemble, en sachant qu'on ne peut pas dire pourquoi tel « individu » possède la propriété en question plutôt que tel autre. Le hasard désigne alors le fait qu'un pourcentage d'éléments d'un ensemble a telle propriété et que le « hasard » fait qu'un tel la possède et non tel autre.

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