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HASARD

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Le hasard est-il objectif ou subjectif ?

Si l'accord est réalisé entre les mathématiciens au sujet du calcul des probabilités, il n'en va pas de même de l'interprétation du hasard : est-il une propriété des relations entre les choses ou de notre relation avec les choses ? Mesure-t-il des aléas et des fréquences observables dans la nature ou l'état de notre savoir et de nos croyances à l'égard des événements ou des phénomènes ? Bref, est-il « dans » les choses ou « dans » les jugements humains sur les choses ? Ces questions ont fait l'objet de nombreuses controverses. Pour les démêler, il faut distinguer deux notions, tout à fait indépendantes, mais que leur dénomination conduit à confondre : le hasard, au sens de la probabilité mathématique a priori, qui relève des mathématiques abstraites et constitue un chapitre de la théorie de la mesure ; et le hasard, entendu au sens empirique, qui désigne des aléas de la nature ou la vraisemblance d'hypothèses ou d'arguments. Le hasard, dans le premier cas, n'est sûrement pas « dans » les choses, il est même par définition indépendant d'elles. Dans le second cas, l'usage de la notion devient à la fois empirique et équivoque. Dans les jeux de hasard, les aléas sont déterminés, on peut leur appliquer les notions abstraites d'équivalence et d'indépendance des coups successifs, etc. En jugeant qu'il est « certain » que telle roue de loterie est loyale, ou que tel dé n'est pas pipé, on affirme qu'il reflète, sur une longue série, la loi a priori des grands nombres et ainsi, on en vient à égaler la probabilité à une fréquence relative. En effet, l'interprétation objective ou fréquentielle du hasard mathématisé consiste ici à déclarer que tel dispositif matériel (loterie, dés, pièce de monnaie) est un bon modèle concret, quand on l'utilise dans certaines conditions, de la loi a priori des grands nombres. De cette façon on infère, inductivement, que P ≃ fréquence relative. Cette manière de faire est tout à fait légitime, à condition de ne pas chercher ensuite à vouloir fonder l'interprétation fréquentielle du hasard sur des exemples empiriques, car on tomberait dans un cercle logique, que les partisans de l'interprétation subjective des probabilités n'ont pas manqué de signaler. En effet, on ne peut pas dire : je crois que telle roue de loterie illustre la loi des grands nombres, puis fonder l'usage empirique de cette loi sur l'observation de la même roue. Ce serait confondre la confirmation d'une hypothèse par des exemples et le fondement d'une théorie sur des axiomes.

Calcul des fréquences et vraisemblance d'une éventualité

Cet état de choses a conduit certains logiciens à affirmer que l'interprétation objective ou fréquentielle du hasard reposait sur un jugement subjectif de probabilité, qu'on pourrait, dans l'exemple de la loterie, formuler ainsi : je suis sûr que telle roue de loterie n'est pas truquée et que, sur une longue série, la probabilité de ses tirages se ramène à une fréquence relative.

Mais le hasard, dont on illustre les propriétés mathématiques par des jeux comme les dés, pile ou face, la loterie, ne s'applique qu'à des situations assez limitées, comportant des éventualités bien définies, des coups indépendants et de longues séries. Or les aléas affectent autant les événements singuliers que les phénomènes répétables, surtout quand il faut prendre une décision en face de l'incertain.

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Ainsi naît l'idée d'une mathématisation du hasard qui ne consisterait pas à associer une mesure à la fréquence relative de tel événement dans une longue série, mais à la vraisemblance d'une hypothèse ou d'un jugement unique. Aristote a très clairement exposé cet aspect du hasard dans un exemple célèbre de son De interpretatione. À propos de la contingence du futur, il écrit : « Nécessairement il y aura une bataille navale demain ou il n'y en aura pas : mais il n'est pas nécessaire qu'il y ait une bataille navale, pas plus qu'il n'est nécessaire qu'il n'y en ait pas. » Le premier membre de la phrase énonce que, si l'on a énuméré complètement les événements futurs concevables qui nous importent, il est logiquement nécessaire qu'une des éventualités ait lieu. La seconde partie de la phrase introduit la notion de vraisemblance des éventualités. Aristote laisse entendre que les deux termes de l'alternative considérée étant mutuellement exclusifs, la vraisemblance de l'un est complémentaire de celle de l'autre, ce qui constitue une formulation de l'axiome d'addition des probabilités subjectives : Prob (bataille navale) + Prob (non-bataille navale) = 1. Si l'on choisit un certain nombre d'exigences assez simples, qui généralisent l'axiome d'addition d'Aristote, on montre que les vraisemblances se prêtent à un calcul dont les règles sont les mêmes que celles du calcul a priori des probabilités.

L'interprétation subjective de la probabilité

Considérant ces aspects du hasard, certains logiciens (Rudolf Carnap, Nagel, Hans Reichenbach...) ont conclu que le calcul a priori des probabilités avait deux applications empiriques distinctes : les événements répétables, dont on peut définir la fréquence relative ; et les jugements de probabilité, qui consistent à évaluer la vraisemblance d'un événement singulier, ou plutôt d'une hypothèse que l'on forme sur sa production. C'est ce dédoublement des usages empiriques du mot hasard que refusent les partisans de l'interprétation subjective des probabilités (F. P. Ramsey, B. de Finetti, J. L. Savage, notamment). Ils ne contestent pas l'existence de dispositifs dont le fonctionnement, à long terme, se conforme à la loi des grands nombres, ce qui permet d'égaler une probabilité à une fréquence relative, mais ils donnent à la mathématisation du hasard ou de l'incertitude une extension plus grande, en remarquant que, dans les décisions, nous sommes confrontés à des événements singuliers dont la production est incertaine, et dont cependant nous souhaitons évaluer numériquement les chances d'apparition. Mathématiser le hasard consiste alors à mesurer le degré de vraisemblance d'un événement ou plutôt de l'hypothèse suivant laquelle cet événement se produirait (ou serait vrai). Cette conception très générale s'applique bien entendu aux problèmes dont traite l'interprétation fréquentielle du hasard, puisqu'elle se présente alors, dans les cas les plus simples, sous la forme suivante : j'attribue la vraisemblance 1 (certitude) à l'hypothèse suivant laquelle, dans tel jeu, la fréquence relative de telle éventualité deviendra égale, sur une longue série, à sa probabilité mathématique.

Cette situation simple est assez rare et plus généralement je n'ai pas la certitude que telle hypothèse soit vraie, si bien que l'incertitude que j'éprouve est le mélange complexe d'une probabilité au sens de fréquence et d'une probabilité au sens de vraisemblance. Un exemple très simple le fera comprendre. Imaginons qu'un automobiliste reçoive successivement dix contraventions pour stationnement illégal, uniquement le lundi ou le jeudi. Il se demande si cette cascade de procès-verbaux est due au hasard ou à l'existence de rondes de police plus nombreuses ces jours-là. Pour évaluer la vraisemblance de ces deux hypothèses (H0 = les procès-verbaux sont donnés par hasard le lundi ou le jeudi et H1 = la police est plus active ces deux jours-là), l'automobiliste va imaginer une fiction mathématique, selon laquelle probabilité et fréquence sont égales (les contraventions ont une chance égale d'être données n'importe quel jour, les contraventions successives sont indépendantes, etc.). On peut alors écrire que la probabilité d'avoir dix contraventions un lundi ou un jeudi est de (2/7)10. Il s'agit là d'une mesure a priori, qui traduit simplement une fiction mathématique utilisée comme hypothèse auxiliaire. Le nombre ainsi trouvé étant très faible, on convient de dire que la vraisemblance pour que ces contraventions soient données par hasard le lundi et le jeudi est très faible, en décidant de prendre pour mesure de cette vraisemblance la probabilité mathématique. On voit par là que les degrés de vraisemblance ne deviennent mesurables que par l'appel à une fiction fondée sur le calcul a priori des probabilités. Il n'y a donc aucun mystère dans l'idée d'une probabilité subjective mesurant le degré d'incertitude ou le hasard d'événements singuliers, puisque la probabilité subjective est liée par des règles sémantiques claires, dont on vient de donner un aperçu, au calcul a priori des probabilités.

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Ainsi, le mot de hasard prend une acception plus générale quand on l'associe à des jugements sur les faits que lorsqu'il se rapporte aux faits eux-mêmes ; cette dualité de sens ne pose pas trop de problèmes, si du moins on établit quelles classes de faits se prêtent au calcul a priori des probabilités dans son sens fréquentiel.

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