HASARD
Le hasard et l'explication dans les sciences
On associe généralement explication et prévision. Il semble donc à première vue étrange de relier l'explication scientifique au hasard. Et pourtant le hasard est quelquefois invoqué, non seulement comme aléa extérieur, mais comme principe d'explication. C'est en ce sens que certains biologistes expliquent les mutations par le hasard, lui imputant même l'évolution des espèces.
Une explication scientifique comporte deux classes d'énoncés : d'un côté, une analyse expérimentale ou une description des phénomènes ; de l'autre, des hypothèses ou des lois, grâce auxquelles on espère comprendre ce que l'on a observé. On appelle parfois explanandum (ce qu'il faut expliquer), les énoncés descriptifs et on nomme explanans (c'est-à-dire ce qui sert à expliquer) l'ensemble des lois et des conditions empiriques précises de leur application. Les lois qui figurent dans l'explanans peuvent être, sommairement, de deux types : ou bien, dans telles conditions, tel événement se produira nécessairement ; ou bien, si tel ensemble de conditions est réuni, il est plus ou moins probable que telle éventualité se réalise. Dans le second cas, l'explanans ne permet pas d'inférer avec certitude un résultat empirique, mais autorise à évaluer sa vraisemblance ou la fréquence de sa production. Quand la mécanique rationnelle, surtout depuis Newton, apparut aux physiciens comme le modèle de toute explication scientifique, on eut tendance à penser que le hasard était seulement lié à l'ignorance humaine et que, si l'esprit pouvait embrasser toutes les conditions d'application des lois de la mécanique, il ferait disparaître la contingence du futur.
Mais, au cours du xixe siècle, il apparut de plus en plus clairement que les formes déductives d'explication perdaient leur suprématie au profit des lois probabilistes, d'abord en physique, puis dans les sciences biologiques, enfin dans les sciences sociales où triomphent les statistiques. De l'importance croissante des lois probabilistes dans les sciences, on a conclu parfois que le hasard constituait un principe d'explication du réel et le rendait intelligible. C'est ainsi qu'il est invoqué, non seulement pour rendre compte de la distribution des caractères héréditaires (lois de Mendel), mais pour expliquer par des « erreurs de lecture » les mutations et l'apparition de caractères nouveaux dans les espèces.
À cet égard, le hasard joue dans les explications un rôle semblable à celui de la causalité, puisqu'il sert à rendre compte de l'apparition de phénomènes nouveaux, d'espèces nouvelles, par exemple. En effet, l'énigme la plus redoutable à laquelle se heurte l'homme dans l'ordre de la connaissance est la compréhension du devenir, des processus qui entraînent un accroissement de complexité ou un enrichissement des formes avec le temps, comme c'est le cas dans la vie. L'idée de la causalité étant souvent associée à celle d'une justice qui proportionnerait les effets aux causes, on incline à imputer une disproportion entre les effets et leurs causes à un principe différent, qu'on appelle hasard. Si cette façon de voir incite à rechercher les lois probabilistes qui régissent un ordre donné de phénomènes, elle est fructueuse du point de vue méthodologique. Il ne s'ensuit pas pour autant que l'appel au hasard dissipe comme par miracle les énigmes que propose à la science l'apparition de la vie, l'évolution des espèces ou les débuts de l'humanité ; il évite une référence trop facile et trop systématique à la finalité, mais il ne constitue pas pour l'instant un principe d'explication pleinement satisfaisant de la succession historique des espèces vivantes. De toute manière, il[...]
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Écrit par
- Bertrand SAINT-SERNIN : professeur à l'université de Paris-X-Nanterre
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