BIALIK HAYIM NAHMANE (1873-1934)
Ruptures et continuité
Bialik vécut dans un monde où les structures séculaires du judaïsme orthodoxe résistaient de plus en plus difficilement à l'afflux des idées venues de l'Occident. Les ghettos d'Europe orientale, auparavant refuges d'une tradition vivante et créatrice, se trouvaient de plus en plus isolés, minés par le doute et les déceptions. L'œuvre de Bialik reflète une ambiguïté certaine. D'une part, il est animé de la volonté de continuer, de s'identifier avec une culture millénaire, de voir dans le passé le gage de la dignité et de l'authenticité. D'autre part, il se révolte contre tout ce que ce passé comporte de désuet et de figé, contre un fatalisme historique renonçant à toute action, contre le ghetto replié sur lui-même, n'osant plus affronter les problèmes aigus posés au judaïsme moderne : celui de l'antisémitisme, celui de l'échec de l'intégration économique et sociale, celui de l'adaptation aux sociétés en pleine mutation.
Un petit poème, intitulé « Seul », semble résumer la pensée du poète : « Le vent les a tous enlevés, la lumière les a tous emportés » – reproche envieux envers ceux qui quittèrent le judaïsme, attirés par les lumières du monde. Le poète reste seul, à l'étroit, dans l'ombre d'une synagogue tombant en ruine. Il ne peut s'en arracher ; une communion s'établit entre lui et l'esprit du judaïsme présent en ce lieu, une communion avec un Dieu pauvre et insulté, une fidélité dans le malheur, plus forte que celle de la gloire et de l'abondance.
Dans l'un de ses grands poèmes, « L'Assidu », Bialik évoque l'image d'un jeune étudiant d'une école rabbinique, pâle et décharné, penché jour et nuit sur les textes sacrés. La vie le guette au-dehors, avec ses splendeurs et ses appâts, le vent, le soleil, les arbres lui proposent un univers étincelant. Il ne les voit pas ; le dos voûté, le regard fiévreux, récitant les versets talmudiques d'une voix monotone, il est tout entier à la recherche d'une lumière intérieure, d'un état de grâce qui vient de la victoire de l'esprit. Si Bialik est plein de pitié pour cette jeunesse qui se consume sans rien connaître du monde, il se rend compte toutefois qu'elle est une des incarnations les plus authentiques de cette foi juive qui chérissait le contenu spirituel au point de se détacher des formes et des apparences.
On retrouve dans la poésie de Bialik l'amour de la créativité spirituelle juive, enracinée dans un riche patrimoine culturel, du folklore très particulier de ce peuple, de son humanité où la grandeur se retrouve même dans la déchéance. Le poète reste cependant dominé par la sensation d'une crise, d'un tournant historique dont seul un renouveau spirituel et national peut conjurer les dangers mortels. Ainsi, face à la passivité des victimes devant leurs bourreaux, face à un formalisme spirituel incapable de relever le défi de l'époque, Bialik emploie le ton violent, prophétique et accusateur :
Le peuple est comme cette herbe, sec comme du [bois.Il ne se réveillera que si le fouet le réveille, Il ne se redressera que si le malheur le redresse.
Dans la ville du massacre, Bialik promène le lecteur dans une ville morte, à travers l'horreur silencieuse de ses ruelles. C'est dans un silence lourd qu'il dresse un inventaire minutieux du massacre, qu'il étale sans complaisance les images du drame où l'humiliation est plus forte que la pitié. Le cri qui éclate enfin est un cri de honte ; il s'adresse aux survivants, à ceux qui n'ont pas su réagir en combattant, à ceux qui implorent la pitié au lieu de crier vengeance :
...Au cimetière, mendiants ! Vous déterrerez les [ossements de vos parents Et ceux de vos frères martyrs, vous en remplirez[...]
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Écrit par
- Abraham GOLEK : professeur au lycée universitaire de Jérusalem
Classification
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