HÉDONISME
L'ordre de la jouissance et sa lettre
L'hédonisme d'Aristippe, grec mais aussi africain, laisse parler haut, au sein du rationalisme conquérant, les forces dites occultes parce que occultées et rejetées dans l'inconscient, qui portent atteinte à la souveraineté de la raison et rompent avec les orthodoxies qu'elle prétend imposer. La pensée occidentale s'est appliquée à réduire, ou du moins à juguler, ces pulsions aussi décisives qu'irrationnelles. Mais, aujourd'hui plus que jamais, le plaisir et ses pompes font surface et occupent le devant de la scène spéculative ; non sans raison, car l'évolution accélérée des mœurs et l'extrême diversité de celles-ci manifestent en deçà de nos chaînes de raisons un ordre différent (un désordre pour certains), une organisation spécifique des loisirs et plaisirs, et contribuent à mettre largement au centre de nos préoccupations le plaisir, ses exigences, ses avatars, ses impasses, bref son mode de paraître et d'exister. Cela conduit peut-être même à mettre en situation de plaisir nos préoccupations et la pensée dans son exercice. Avait-on oublié que l'esprit pousse des racines profondes dans un terreau existentiel ? Nietzsche, Freud et d'autres le rappellent avec insistance et semblent prendre ainsi la relève de l'hédonisme.
Deux thèses fondamentales caractérisent ce renouveau. On peut considérer d'abord que le plaisir n'est pas le fruit de l'équilibre de l'organisme, mais il en est la cause nécessaire sinon suffisante. Distinct des thèses de Platon, d'Aristote, d'Épicure même, l'hédonisme en appelle alors à une théorie de l'homme saisi en le plaisir, c'est-à-dire à une économie qui ne contrôle ni ne règle les objets de jouissance et les conditions de toute jouissance possible mais qui circonscrit, sans l'investir par la pensée rayonnante, la position de ces objets et détermine leur statut. Aussi le plaisir est-il la propriété pour un lieu du corps d'être le siège d'une différence immédiatement accessible entre plaisir et déplaisir, et de pouvoir recueillir la marque de cette différence. Ainsi fixée dans son écart irréductible, cette dernière signe, pour la pensée, l'impossibilité de penser et ordonne le discours comme un ensemble d'alibis et un détour prévaricateur.
La seconde thèse de l'hédonisme contemporain consiste à dénoncer la philosophie comme une superstructure contraignante et tyrannique qui se déploie contre l'évidence au lieu de se réaliser en son cœur, à savoir le monde de la sensation et les intermittences affectives. Toute représentation comporte en son dedans un croire non réductible au sens, puisqu'il est origine de tout sens, et que la pensée claire et distincte ne peut que réduire. Ainsi Nietzsche retrouve une certaine virulence hédoniste lorsqu'il dénonce la philosophie comme un vaste malentendu avec le corps et qu'il en appelle à une histoire des affects et à une sémiotique pulsionnelle. Pour Freud, cet impensé ou différence irréductible est l'essence même de la pulsion sexuelle, puisqu'il y a un privilège de la zone génitale dans l'ordre de l'inscription de cet impensable et du plaisir qui explore l'ensemble du corps, ou des zones érogènes, comme on décrypte une stèle hiéroglyphique. Comme tout savoir et toute possibilité d'atteindre la vérité s'enracinent là, il s'agit de comprendre comment le plaisir serait assimilable à un principe contrôlant le fonctionnement mental, c'est-à-dire de mettre en évidence une économique et une topique articulant les deux modes d'être de l'objet de jouissance : présence de la réalité hallucinée et absence de l'objet de satisfaction.
Paralysie de la pensée ou assignation de bornes, peut-être l'hédonisme se[...]
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Écrit par
- Henri WETZEL : agrégé de l'Université, assistant au département de philosophie de l'université de Poitiers
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