DODERER HEIMITO VON (1896-1966)
Dernier grand romancier — et sans doute le plus « viennois » — de la prestigieuse lignée des Musil, Broch, Roth et Canetti, Heimito von Doderer est issu de la bourgeoisie viennoise. Il fréquente la jeunesse dorée de l'entre-deux-guerres et adhère brièvement à l'idéologie nazie dont il se détourne avant l'Anschluss. Toute son œuvre témoignera d'une fuite obstinée hors de toute idéologie et vers un espace qui serait purement humain. Doderer commença à publier dans les années 1930 (Ein Mord, den jeder begeht, 1938), mais c'est seulement en 1951 qu'il connut la célébrité avec le roman Die Strudelhofstiege oder Melzer und die Tiefe der Jahre, vaste fresque de la société viennoise. Les événements se déroulent sur deux niveaux temporels et suggèrent ainsi une continuité autrichienne qui aurait survécu à la disparition de la monarchie. La technique romanesque de Doderer est d'une virtuosité époustouflante. Il esquisse le plan de ses romans sur une table de dessin, élabore des horaires pour les thèmes et le rythme du récit, alliant une composition rigoureuse à une extrême richesse romanesque. Parallèlement, il invente une théorie fondée sur le concept central d'« apperception ». Les « réfractaires » à l'« apperception » se coupent de la totalité de la vie et vivent dans des mondes obsessionnels fermés (sexuel, bureaucratique, politique). Celui qui aspire à l'« apperception », en revanche, s'abandonne avec passivité et humilité aux perceptions sans opérer de sélection. Le bonheur réside dans l'acceptation passive ; les efforts conscients ne donnent aucun résultat, et seuls les détours par le passé, l'enfance, le souvenir peuvent résoudre nos problèmes.
Dans Les Démons (1956), Doderer entreprend de nouveau une peinture de la société de la Ire République, dans laquelle il embrasse les destins de plus de cent cinquante personnages appartenant à toutes les classes sociales. L'action culmine le 15 juillet 1927 : une manifestation ouvrière contre le chômage, la crise économique et, surtout, le fascisme montant se termine dans un bain de sang et par l'incendie du palais de Justice (événement traumatisant décrit entre autres par Canetti et Karl Kraus). Les héros des Démons essaient de se trouver eux-mêmes pour accéder à la première réalité, celle qui est qualifiée d'authentique, alors que les masses tombent dans le piège des idéologies, seconde réalité « inauthentique ». Doderer montre comment certains bourgeois réussissent par leurs propres efforts à échapper au tourbillon des masses, tandis que la société prolétarisée devient la proie des démons. Cette fable porte sans aucun doute les traits d'une analyse généralisée de l'adhésion de l'écrivain au monde idéologique inauthentique du national-socialisme. De sa propre expérience, Doderer tira une loi morale à laquelle la bourgeoisie d'après le IIIe Reich pouvait facilement souscrire. La tétralogie intitulée Roman no 7 resta inachevée. Seuls furent publiés les deux premiers volumes : Die Wasserfälle von Slunj et Der Grenzwald. Doderer y développe son idéal du « roman muet », qui n'est pas sans rappeler certaines positions du nouveau roman, et qui suppose le retrait du narrateur au profit d'une composition de plus en plus complexe. Après une période de purgatoire, l'œuvre immense de Doderer commence à occuper le rang qui lui revient dans la littérature mondiale.
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Écrit par
- Dieter HORNIG : docteur ès lettres, chargé de cours à l'École des mines
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