MANN HEINRICH (1871-1950)
De Weimar à l’exil
Après avoir souhaité ouvertement la défaite de cette Allemagne-là et fait cause commune avec les rares pacifistes entre 1914 et 1918, Heinrich Mann, qui débuta politiquement comme conservateur et garda jusqu'à sa mort une étonnante admiration pour Bismarck, s'identifia au régime de Weimar ; multipliant les discours, essais de circonstance, avertissements à la jeunesse, suppliques à Stresemann (Dictature de la raison, 1923) pour que cette « République sans républicains » limite l'emprise tentaculaire de la « ploutocratie », incarnée dans le Konzern Stinnes, auquel il dédie la saisissante nouvelle Kobès (1925, illustrée par George Grosz). Ses petits « romans de la République », trop négligés, Noire Marie (1931), La Grande Affaire (1930), Une vie sérieuse, Eugénie ou l'Ère bourgeoise sont des apologues un peu moralisateurs qui s'en prennent au vertige de la spéculation, au mirage du bonheur par la « réussite » économique. Sympathisant de la social-démocratie, Heinrich Mann n'en craint pas moins la classe ouvrière organisée, qu'il juge totalement embourgeoisée. Sa critique, de plus en plus angoissée, des faiblesses du régime de Weimar le mena à prôner la candidature d'Hindenburg en 1932, alors que des intellectuels de gauche proposaient eux-mêmes son nom pour la présidence. En fait, ce Preceptor Germaniae ne le fut, de 1919 à 1933, que pour une minorité. Plus représentative fut son action d'« Européen », partisan d'un « Locarno de l'esprit », sympathisant déçu de la « Paneurope » du comte Coudenhove, conversant avec Briand comme avec Masaryk, allant rénover à Paris les contacts politiques rompus par la guerre.
Le Troisième Reich le déchoit de sa nationalité trois ans avant son frère Thomas ; à la différence de ce dernier, il engage le combat dès 1933, par ses articles en français à La Dépêche de Toulouse, par ses recueils polémiques La Haine (1933), Manuel allemand (1936), Courage (1939), etc. Moins surpris que son frère par la venue au pouvoir d'Hitler, il en conçoit aussi moins d'amertume envers ses compatriotes ; l'exil en France, puis en Californie, raffermit au contraire son sentiment d'appartenance à la « patrie » allemande. Admirateur de toujours de Lessing (non de Goethe), de Heine et de Fontane, il s'emploie à réhabiliter à l'étranger les classiques allemands annexés ou défigurés par les nazis ; sans oublier Nietzsche, dont il préface une édition de « pages immortelles » parue à Paris (Corréa). Son action dans l'émigration, en particulier pour le Front populaire, eut moins de retentissement que celle de Thomas Mann ; il vécut aux États-Unis assez ignoré, complètement étranger à l'atmosphère d'Hollywood et du « New Weimar », dans une situation matérielle proche de la misère. Son deuxième exil ne commence qu'en 1940, après qu'il eut gagné les États-Unis par les Pyrénées et le Portugal. Entre-temps, il avait acquis la citoyenneté tchèque, faute d'avoir pu obtenir la française... Il meurt à Santa Monica, avant d'avoir pu répondre à un appel des autorités de la zone soviétique d'occupation (la future R.D.A.), appel qui le laissa réticent. Il repose dans le même cimetière de Berlin-Est que Hegel et Brecht.
Son optimisme historique, il l'a déposé dans son Henri IV (1935-1938) où il atteint une maîtrise d'écriture que ne manifestaient pas ses œuvres du temps de Weimar : phrases courtes et limpides, résurgence du xviiie siècle français. Contesté dans l'émigration (Lukacs) comme roman historique, pour ses invraisemblances (calculées) ou pour son « culte de la personnalité » du roi, ce contre-modèle étranger à La Misère allemande reste le chef-d'œuvre d'une vieillesse sereine. Antidote à Frédéric II, dont il dénonce[...]
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Écrit par
- André GISSELBRECHT : ancien élève de l'École normale supérieure, maître assistant à l'université de Paris-IV
Classification
Médias
Autres références
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LE MAGICIEN (C. Tóibín) - Fiche de lecture
- Écrit par Pierre DESHUSSES
- 1 054 mots
Mais dans le livre de Tóibín, le grand rival est ailleurs. C’est Heinrich, le frère aîné de Thomas, qui se lance plus tôt que lui en littérature et se fait vite un nom. Tóibín parle d’« années de fiel » entre les deux frères, jusqu’à ce que le succès des Buddenbrook, publié en...