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KLEIST HEINRICH VON (1777-1811)

Esprit tourmenté et violent, affligé d'une santé fragile, qui le jeta plus d'une fois dans la pire détresse, apparemment hanté sans cesse de difficultés sexuelles, Heinrich von Kleist mena la vie la plus heurtée qui se peut imaginer. Frustré de satisfactions sentimentales, maladroit dans l'action, il ne trouva que dans la création littéraire l'aliment dont sa fiévreuse ambition avait besoin. Mais, dans ce domaine aussi, il usa de malchance. Goethe, qui détestait l'art intempérant de Kleist, lui ferma beaucoup de portes. Jamais Kleist ne put voir représenter sur la scène aucune des pièces qu'il écrivit. La postérité, elle aussi, mit longtemps à le retrouver : il fallut attendre les années 1920 du xxe siècle et les temps de l'expressionnisme pour qu'on découvrit enfin son génie. Mais, depuis cette époque, on n'a plus guère cessé de voir en lui un des plus grands tragiques – le plus grand peut-être – des lettres allemandes. Deux de ses pièces au moins – Le Prince de Hombourg et Penthésilée – ont acquis en France droit de cité ; le cinéma a fait connaître La Marquise d'O. L'avenir rendra peut-être bientôt justice au reste de son œuvre.

Une existence errante

Kleist n'a pas encore onze ans quand meurt son père, capitaine de l'armée prussienne. Dans cette famille de grande aristocratie, son avenir est marqué d'avance : aussitôt après sa confirmation, à quinze ans, il entre comme caporal dans le régiment de la garde. Sa mère meurt à son tour quelques mois plus tard. On est alors en 1792 : c'est le début de la guerre contre la France révolutionnaire. Kleist est envoyé sur le Rhin ; il est présent lors de quelques escarmouches, et participe au siège de Mayence. Mais la carrière militaire n'est pas de son goût : il appelle de ses vœux le retour de la paix pour emplir le temps, écrit-il, par des « actions plus philanthropiques ». Le ciel l'exauce : la paix de Bâle le renvoie en Brandebourg. Et bientôt il demande son congé. Le lieutenant von Kleist l'obtient en 1799 ; on lui laisse entendre qu'il ne tardera pas à recevoir un emploi civil en échange. Élevé jusqu'alors par des précepteurs, il entre à vingt-deux ans et pour trois semestres à l'université de Francfort-sur-l'Oder, sa ville natale. Il y étudie les mathématiques, la physique, le droit naturel.

En 1800, Kleist se fiance à une jeune fille de l'aristocratie, Wilhelmine von Zenge. Installé pour quelque temps à Berlin, il échange avec elle une abondante correspondance. Lui qui hésitera toujours sur la conduite de son existence exige de sa fiancée qu'elle lui envoie son propre « plan de vie ». Il attend d'elle, écrit-il, une confiance absolue, une fidélité aveugle. Il se conduit vis-à-vis d'elle en pédagogue et en tyran. Au cours de l'été 1800 – il est fiancé depuis six mois environ –, Kleist part en voyage sous un nom d'emprunt en compagnie d'un ami. Le terme du périple est Würzburg ; le 9 septembre, il vit, dit-il, le « moment le plus important de sa vie ». Il écrit deux jours plus tard à Wilhelmine : « Ô chérie de mon cœur, oh ! si je pouvais te dire combien je suis heureux. Mais je n'en ai pas le droit. Sois heureuse, toi aussi. Mais brisons-là. Bientôt, bientôt, tu en sauras davantage. » Pourquoi tant de mystère ? Selon toute apparence, Kleist s'est soumis à l'hôpital de Würzburg à une opération destinée à lui permettre une vie sexuelle normale. Il revient à Berlin, où il est reçu par la famille royale. À la fin de 1800, on lui propose un emploi civil ; mais une carrière administrative n'est pas ce qui lui convient.

Vers le début de 1801 – Kleist a vingt-quatre ans – se produit ce qu'on a dénommé sa « crise kantienne ». En lisant Kant, il lui semble que le philosophe émet[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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