KLEIST HEINRICH VON (1777-1811)
La violence du tragique
Kleist, si embarrassé de lui-même, avait composé à vingt ans un Traité sur le sûr chemin pour trouver le bonheur. Depuis lors, les projets ont mûri. C'est dans une retraite paisible près du lac de Thoune qu'il écrit son premier drame, La Famille Ghonorez, plus tard rebaptisé Famille Schroffenstein. Comme dans un nouveau Roméo et Juliette, on assiste à d'impossibles amours conçues au milieu de la lutte que se livrent deux familles ennemies entre lesquelles les crimes s'accumulent depuis des générations. Kleist multiplie l'horreur, la pousse même aux confins du grotesque (un jour, pris de fou rire, il dut s'interrompre tandis qu'il lisait sa pièce à des amis). À la fin, quand le désastre est consommé, on découvre trop tard que tout le drame provenait d'une méprise : le petit doigt d'un enfant, jadis envoyé dans une lettre et dont on avait mal compris l'origine.
D'autres œuvres commençaient dans le même temps à prendre forme : Robert Guiscard d'abord, le drame du chef normand anéanti par la peste au moment où il s'apprêtait à entrer dans Jérusalem. Il ne demeure de ce projet qu'un éclatant premier acte ; tout le reste, à quoi Kleist avait travaillé plus d'un an durant, allait être jeté au feu. Le vieux Wieland, à qui Kleist avait rendu visite quelques mois auparavant, devait lui écrire, en apprenant la destruction du chef-d'œuvre ébauché : « Vous pouviez difficilement m'apprendre un malheur qui m'aurait plus douloureusement touché [...]. Rien n'est impossible à la Muse sacrée qui vous inspire. Il faut que vous terminiez votre Guiscard, quand même le Caucase entier et l'Atlas pèseraient sur vos épaules. » Car C. M. Wieland voyait Kleist destiné à tenir sur la scène allemande une place que lui seul pouvait occuper, celle de réinventeur du tragique, que selon lui ni Goethe ni Schiller n'avaient su réaliser.
Si Guiscard ne fut jamais terminé, c'est pour l'essentiel au cours de ce séjour en Suisse que fut écrit La Cruche cassée : simple pochade à l'origine, issue d'un pari entre amis, mais aussi une des principales comédies du répertoire allemand. La pièce ne doit rien ni à la tradition classique de Plaute et de Molière ni aux procédés de la commedia dell'arte. C'est une farce paysanne, au long de laquelle un juge de village, prévaricateur et libidineux, est peu à peu démasqué au cours du procès qu'il est chargé d'instruire. Mais le juge se nomme Adam et la jeune fille qu'il voulait sournoisement corrompre se prénomme Ève : c'est, sur le mode bouffon, le procès de l'humanité que l'on instruit ; la femme y est pure et victime, l'homme tortueux et pervers. À la fin de la pièce, le juge Adam s'en va en boitant à travers la campagne : on découvre alors qu'il était le diable en personne. On croit presque, à travers la bouffonnerie, entendre un accent d'auto-accusation. Kleist rompt en tout cas avec Wilhelmine, la fiancée déjà à demi-oubliée qu'il n'avait manifestement jamais aimée.
Cependant, la production littéraire s'est tarie et avec elle s'est achevée la période de relatif apaisement. Après divers voyages, on retrouve Kleist à Saint-Omer. Lui qui comptera bientôt parmi les adversaires les plus passionnés de Napoléon cherche à gagner le camp de Boulogne et à s'engager dans les troupes françaises, moins pour s'éprouver dans l'action que dans l'espoir de trouver la mort au combat. Un officier français s'émeut de son état et le fait reconduire à Paris. On le découvre pendant l'hiver 1803-1804 à Mayence, entre les mains d'un médecin. Il s'ouvre alors dans sa vie une période confuse : est-il resté en convalescence à Mayence, émergeant avec peine de la prostration ? ou bien fut-il en rapport avec les milieux français pour quelque[...]
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Écrit par
- Claude DAVID : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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